50 ans après Mai 68 #4 Changer la vie

Changer la vie

Quand une situation est devenue intolérable, il faut la changer. Ce devoir est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, préambule de la Constitution de 1958 et fondement de tous nos droits constitutionnels.

Article 35. – Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Il est temps d’un nouveau Mai 2018. Il faut rééquilibrer la société, au-delà des différences, au-delà des haines et des violences. Il faut restaurer l’harmonie entre les êtres vivants, humains, animaux, végétaux. L’exclusion n’existe pas dans la nature, sauf quand l’humain s’en mêle. Tout coexiste, s’unit, se transforme, mute et s’enrichit.

La nature est mon guide. Elle m’a soignée. Elle m’a appris les cycles de la vie, l’éternel retour du soleil et des étoiles, avec leurs aspects tendus ou harmoniques.

Les moments où il faut s’arrêter de lutter contre le courant pour retrouver son rythme propre.

Les périodes où se rechargent les batteries.

Les instants de grâce où l’inspiration nous invite à l’action.

La nature est notre mère à tous. Gaïa est notre Alma Mater. Écoutons-la. Quoi que nous fassions, elle restera, même après nous, quitte à évacuer le genre humain, comme un chien gratterait ses puces.

Si nous voulons survivre, nous devons nous unir et faire de nos différences nos richesses communes.

Ce n’était pas mieux avant !

Beaucoup pleurent sur le passé et gardent la nostalgie du « c’était mieux avant ! »

Quand on a un peu le sens de l’histoire et qu’on replace les événements dans leurs contextes spatio-temporels, on réalise vite que ce n’était pas mieux avant. Mais nous sommes arrivés à une période où nous pouvons tellement régresser que nous risquons de penser que « c’était mieux avant ! ». Rien n’est jamais définitif, tout peut être remis en question. Un pays garde sa cohésion quand les bases constitutionnelles sont admises par le plus grand nombre. Mais tout peut changer très vite, comme la dernière année nous le démontre.

Si j’ai pensé un temps que « c’était mieux avant », j’ai cessé de le penser quand, en Ariège dans les années 70, un retraité des Postes m’a raconté que non, ce n’était pas mieux de son temps.

Petit facteur ariégeois parti de la Cabirole, il avait fini sa carrière au ministère parisien. Revenu passer ses vieux jours au village où nous habitions, il me racontait la vie des facteurs quand ils travaillaient même le dimanche, par tous les temps, dans des conditions difficiles, dans des endroits retirés, même à l’accès escarpé, parce que chaque foyer avait droit au même service public.

Le vieil homme avait une noble prestance. Je le rencontrais parfois avec les autres personnes âgées du village, lors de leur tour régulier de marche à pied quand le soleil chauffait la route montant vers Burret.

Il s’appelait Léopold Teisseire et je n’ai jamais oublié son message.

Aucun droit n’est acquis sans rapport de force.

Alors, non, ce n’était pas mieux avant.

Certaines choses étaient plus faciles avant Mai 68, on trouvait plus de travail, me dit-on.

Oui, mais nous pouvions aussi le perdre plus vite, sans garantie sociale.

Nous vivions moins confortablement. De nombreux bidonvilles s’étendaient autour de Paris, y compris au pied de la fac de Nanterre.

Par exemple, les sanitaires n’existaient pas partout.

En Mai 68, dans le studio de ma sœur au Pot de fer, les toilettes étaient sur le palier, à la turque. Nous avions de l’eau à l’évier dans la cuisine, c’est tout, sans coin de toilette. Il fallait chauffer l’eau pour nous laver ou faire la vaisselle dans un seul endroit.

Rue Visconti, Michel Bablon, ancien élève d’architecture aux Beaux-Arts, bénéficiait d’un atelier de la Ville de Paris. Près de la petite chambre au bout de l’appartement avait été créé un coin toilettes et douche. C’est pourquoi en Mai 68 nous recevions tant de militants de la Sorbonne qui venaient se laver, prendre une douche, se reposer en buvant le thé.

Le thé c’était le Ty-Phoo Tea que m’apportait un certain Alan aux origines anglaises. Je l’achète encore au rayon anglais de mon supermarché local et je revois ces matins de Mai après les gardes de nuit à la Sorbonne, les beaux matins du soleil éblouissant sur la coupole de la chapelle.

Nous avons gagné en confort de travail et de vie.

Le vieux Léopold du Bosc avait commencé sa carrière dans les années 20, il avait connu les luttes du Front populaire de 1936 qui avaient « changé la vie » des classes ouvrières.

Nous avons obtenu des acquis par les luttes. Rien n’a jamais été donné sans être d’abord exigé, au besoin par la force. Il ne faut rien lâcher maintenant que le pays est en grève depuis des semaines au printemps 2018. Les cheminots, les étudiants, les services publics, sont allés trop loin pour renoncer maintenant devant l’usage de la force, censée faire respecter la loi, selon le gouvernement.

Mais quand les lois sont injustes, le devoir est de les enfreindre. La désobéissance civile est un combat responsable. Quand une situation est devenue insoutenable pour le peuple, il doit retrouver son devoir sacré, inscrit dans la base de nos constitutions depuis 237 ans, l’insurrection.

Il ne faut pas laisser le pays revenir en arrière. Nos acquis sociaux, humains, environnementaux faisaient notre gloire. Nous devons les conserver et les enrichir.

Il faut partager nos richesses avec ceux qui n’ont plus rien.

Le pillage est stérilisant.

Le partage est enrichissant.

Le goût du travail et la jeunesse

Je sais qu’on reproche à Mai 68 son laxisme pédagogique. Une fois de plus, je ne fais pas la même analyse. Avant 68, on croyait comme disent les Anglais que « no pain, no gain ». Il fallait souffrir tout le temps, pour apprendre et même pour être belle ! J’ai entendu des amies très âgées rager sept à huit décennies plus tard contre l’éducation subie dans des écoles catholiques, où l’humiliation et les punitions étaient considérées comme pédagogiques par des « bonnes » sœurs sans aucune humanité. Mes amies avaient survécu grâce à leur formidable personnalité, mais elles avaient le sentiment d’avoir été entravées dans leurs élans créatifs, cassées dans ce qu’elles avaient de meilleur à partager avec les autres.

J’ai apprécié lors de mes années universitaires à Vincennes d’avoir d’autres formes de pédagogie que celles que j’avais reçues à Assas ou à la Sorbonne. La parole était libérée, la pensée l’était aussi.

Pendant l’occupation de Tolbiac, devenue la Commune de Tolbiac, ou celle de Paris 8, ou ailleurs dans toute la France, il y avait plus d’ateliers, de cours et de conférences qu’en temps ordinaire. L’émulation était féconde, comme du temps de la Sorbonne occupée, où je note dans mon agenda ma lecture de Guevara, La guerre de guérilla.

J’ai gardé ce goût, cette ferveur, ce bonheur. Après la Sorbonne, je me suis inscrite à la fac de Vincennes et je peux affirmer que je n’avais jamais autant travaillé dans les autres facs, Sorbonne ou Assas, auparavant. Ce que j’ai acquis à Vincennes est colossal, sans commune mesure avec les transmissions de savoir traditionnelles. Ce n’est pas un hasard si le coauteur de Pierre Bourdieu dans Les Héritiers, Jean-Claude Passeron, mon directeur de maîtrise, a tenu à venir enseigner à Vincennes, lieu idéal pour aider à rompre le cercle infernal de la reproduction des élites.

Je sens la même force actuelle dans les jeunes de Tolbiac et d’ailleurs. Et ces jeunes me redonnent confiance en mon pays.

Ce qu’ont vécu ces jeunes les transformera à jamais. Ils porteront en eux cet espace-temps entre parenthèses comme je porte encore l’esprit de Mai.

Prétendues dégradations de Tolbiac

Au moment où j’écris ce livre de souvenirs de Mai 68, j’entends parler de l’évacuation de la faculté de Tolbiac, justifiée par des dégradations matérielles, alors que les étudiants témoignaient en direct avoir vu les forces de l’ordre défoncer les portes et tout briser sur leur passage. On veut faire accuser les étudiants et ceux qui les ont soutenus.

J’étais à la Sorbonne encore le 15 juin 1968 au matin, la veille de son évacuation par les CRS. Je peux affirmer qu’il n’y avait aucune dégradation de la trésorerie ni du comité d’occupation où j’ai passé le plus clair de mon temps, tout était intact. C’était dans l’état où je l’ai vu sur les vidéos récentes de l’évacuation de l’occupation de la Sorbonne le 12 avril 2018. Il me semblait que nous venions de quitter leurs salles.

Les seuls dommages que j’ai vus étaient des graffitis faits sur la fresque de Puvis de Chavannes dans le hall en bas. La Sorbonne avait été autogérée et ne déplorait aucun dégât majeur, alors que nous recevions des milliers de gens tous les jours. Le journal Combat avait fait plusieurs articles sur le nettoyage de la Sorbonne. Leur relecture confirme mes souvenirs.

Si, pour certains journalistes ou pour des bien-pensants se donnant bonne conscience à peu de frais, les tags sont des dégradations, j’y vois plutôt une créativité débridée qui révèle la bonne santé de la jeunesse. Un slogan de Mai 68 le disait déjà :

 

Les murs avaient des oreilles.

Maintenant ils ont la parole !

Je revois plus tard ce chapitre après l’évacuation de la fac du Mirail le 8 mai 2018 et j’entends les mêmes déclarations à chaud des étudiant(e)s. Qui veut justifier la mort de son chien dit qu’il avait la rage. C’est exactement ce qui se passe actuellement. La méthode est éculée. Il faut changer de paradigme.

Il est sûr que le monde montré par les médias à la solde du pouvoir n’est pas celui que je regarde en direct lors d’événements retransmis par des militants ou des gens concernés par le sort de leur semblable.

Tout ce que nous dénoncions il y a cinquante ans est revenu en pire, en bien pire.

Ceux qui dégradent nos conditions de vie sont au gouvernement !

Ceux qui prennent le pays en otage sont au gouvernement !

J’ai été une jeune fille de Mai 68

J’ai été une jeune fille de Mai 68 au cœur du Comité d’Occupation de la Sorbonne où j’avais été étudiante.

Je ne me sens plus concernée par les vieux cons qui en ont été les vedettes à l’époque.

Je suis dans la même démarche que Gérard Miller dans son petit livre : Mélenchon, Mai oui. Seul Mélenchon représente nos espoirs de Mai 68. Seuls les discours de Mélenchon me redonnent ma dignité perdue au fil des décennies. Seul Mélenchon suscite l’envie de donner le meilleur de moi-même et comme l’écriture est mon vecteur, ce livre est un des ouvrages que je veux transmettre avant de partir dans une autre dimension.

Toute ma vie, j’ai gardé l’esprit de Mai, un esprit de partage des connaissances, de solidarité humaine. De respect et tolérance à l’égard des minorités, des faibles, des fragiles, des souffrants.

Des riens pour le Premier communiant qui prétend présider notre pays.

Des êtres humains pour moi, méritant assistance, dignité et protection.

Je ne regrette pas de n’avoir pas fait carrière, car je n’ai pas démérité. J’imagine ce que je serais devenue si j’étais restée à Paris dans le panier de crabes de la Maison de la Radio comme je l’appelais déjà au début des années 70 et je suis terrifiée de voir ce que sont devenues les émissions de télévision, alors que j’avais plaisir à y participer du temps de Michel Polac à Post-Scriptum. Je suis remplie de honte à l’idée que j’aurais peut-être moi aussi hurlé avec les loups, traqué la petite phrase à sortir de son contexte pour lui faire dire ce qu’elle ne disait pas.

Non, ce n’était pas concevable. La rigueur intérieure et la fidélité à mes idées ont toujours été les impératifs catégoriques kantiens qui ont guidé ma vie.

J’espère avoir évolué aux hasards des circonstances, mais sur le fond, quand je me relis, je ne peux pas me renier. En quittant les tapis rouges parisiens, j’ai opté pour une vie matérielle plus difficile, mais sur un plan spirituel, j’ai gagné en densité. Je suis restée fidèle à la jeune fille naïve et rêveuse que j’étais.

Je revendique le droit de rêve !

La vieille dame que je deviens est fière d’être restée une humaniste utopiste, croyant envers et contre tout que le monde peut être amélioré tous les jours par des petits gestes qui, ajoutés à d’autres, finissent par compter dans le bon sens du terme, pas seulement en comptabilité stricte, mais en influence générale pour le bien commun.

Les comptes sont toujours faux au fil du temps.

Seuls nos rêves sont vrais et méritent d’être vécus.

Rêveuses et rêveurs de tous les pays, unissons-nous !

Et comme une des composantes de la réussite d’une révolution est le beau temps, je souhaite un beau soleil de printemps !

Vive le printemps 2018 !

Sous les pavés, la grève

Ce monde est devenu trop violent. Tout va trop loin.

Cinquante ans après Mai 68, je réalise à quel point nous étions des gentillets, des utopistes, des rêveurs, des anarchistes non violents.

La situation est bien différente.

Police partout, Justice nulle part.

Aussi est venu le temps de la grève générale.

Comme le dit Gaël Quirante, syndicaliste CGT de la Poste dans un article de Reporterre le 10 mai 2018 :

« Pourquoi a-t-on gagné en 1995 ? Parce qu’il y a eu une grève reconductible chez les cheminots, qui reprenait tous les jours et imposait un rapport de force au gouvernement de l’époque. Pourquoi a-t-on gagné en 1936 ? Parce qu’il y avait une grève reconductible et des occupations d’usine. Pourquoi a-t-on gagné en 1968 ? Parce que sous les pavés, il y avait, avant tout, la grève. »

J’arrive à la fin de ce livre alors que le mois de mai s’achève. Le Grand Soir n’est pas encore là. Les jours heureux de la reconstruction de la France sous le Conseil National de la Résistance ne sont pas revenus.

Mais ce qui s’est passé entre les cheminots, les étudiants, les soignants, les retraités, les zadistes etc, personne ne peut nous le reprendre. Les luttes continuent partout, invisibles souvent, mais réelles et bien vivantes. Je sais qu’elles finiront par gagner sur les privilèges des élites.

Sous les pavés, la grève !

« — Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?

— Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice ! »

Émile Zola in Lettre à la jeunesse, La vérité en marche, Charpentier, Paris, 1901

Fin du livre Des pavés à la plage Mai 68 vu par une jeune fille de la Sorbonne


Mon bilan de Mai 68 pour comprendre le mouvement des Gilets jaunes 1 : qu’est devenu Bablon?
Mon bilan de Mai 68 pour comprendre les Gilets jaunes 2 : l’échec de Mai 68
50 ans après Mai 68 #1 : l’illégitimité du régime
50 ans après Mai 68 #2 : le réussir en 2018
50 ans après Mai 68 #3 Vive Mai 2018
50 ans après Mai 68 #4 Changer la vie


Gaelle Kermen,
Kerantorec, écrit en mai 2018, publié sur ce blog le 20 janvier 2019

Extrait de Des pavés à la plage Mai 68 vu par une jeune fille de la Sorbonne, disponible en tous formats numérique et sur broché en impression à la demande (deux formats : normal et grands caractères)

***
gk-giletjauneGaelle Kermen est l’auteur des guides pratiques Scrivener plus simple, le guide francophone pour Mac, Windows, iOS et Scrivener 3, publiés sur toutes les plateformes numériques.

Diariste, elle publie les cahiers tenus depuis son arrivée à Paris, en septembre 1960. Publications 2018 : Journal 60 et Des Pavés à la plage Mai 68 vu par une jeune fille de la Sorbonne.

Publicité