crepe-party au pot de fer pour la chandeleur 67

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vendredi soir deux février 1967
crêpe-party au Pot de Fer pour la Chandeleur

De Aquamarine67

Marine à la terrasse du Buci, photo de Jacques Morpain, 1967

pas mal de monde dont beaucoup que nous ne connaissons pas comme d’habitude quand Marianne invite
en début de soirée j’ai ouvert la porte à Marianne qui arrivait avec des amis du Buci
derrière elle une fille
ainsi que
mais dans l’ombre du palier où n’arrive jamais la lumière je le reconnais
mais je vous ai vu déjà
il n’y a pas très longtemps
oui dans la rue
devant la Chope
j’achetais le Monde
c’est fantastic
il a dit c’est fantastic avec cet accent tonique à peine amerloque
sur la deuxième syllabe
qui est-il
Marianne a fait sommairement les présentations en bafouillant avec son charme bien à elle
Brendan est américain d’origine irlandaise comme son nom l’indique il fait une thèse à la Sorbonne vous vous êtes peut-être vus là-bas
Marine est bretonne toute mignonne elle fait de jolies robes et elle a des tas de pensées dans sa petite tête
Marianne savait toujours mettre les gens en contact et en valeur

il y avait au moins trente personnes assises par terre et sur le lit dans l’espace restreint du Pot de Fer
à manger des crêpes
bien sûr pour le folklore deux ou trois pseudo-beatniks plus ou moins beurrés ou camés
l’autre qui était l’autre mais j’oubliais déjà mon récent boy-friend petit bourgeois que ma robe courte gênait et qui ne pouvait s’empêcher de tirer sur l’ourlet comme si ça avait quelque importance
Brendan s’est assis par terre le dos contre un côté de l’armoire calme les mains ouvertes sur les genoux
yeux très bleu irlandais
il a dit aujourd’hui c’est mon anniversaire de naissance
le 2 février le jour de la Présentation du Seigneur au Temple
vingt-sept ans aujourd’hui
aquarius être de l’air pur et de la fraternité à partir des sources initiatiques
si j’ai bien compris ce premier soir il était à Paris depuis trois ans pour faire une thèse d’Université sur l’ascèse de l’esprit à la Sorbonne
à Paris Brendan cherchait Dieu
quand j’étais gosse en Bretagne au catéchisme j’avais appris que Dieu est partout et en tous lieux
Brendan cherchait Dieu dans les rues dans les visages rencontrés ou en lui-même
maîtrise de soi
recherche de Dieu
quand je lui ai parlé de l’Arche de Lanza del Vasto il a dit
il faut que j’aille là-bas

cette fascination qu’il exerçait déjà sur tous
même quand il se taisait
parce qu’il parlait peu Brendan
et toujours avec douceur
cette fascination qu’il exerçait déjà sur tous
au-delà des apparences
il était différent
ses vêtements
qu’avaient ses vêtements de si particulier
un peu fatigués peut-être dans la pénombre du Pot de Fer
son bonnet de laine il l’avait posé en haut de l’armoire où il est resté des mois dans l’épaisse poussière oubliée

quand je me suis réveillée le lendemain matin j’ai su que quelqu’un était venu à notre rencontre
quelque chose d’autre dans nos vies dans ma vie
un signe peut-être

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Marianne le connaissait depuis pas mal de temps comme elle connaissait tous les américains de passage à Paris entre Montparnasse et Saint-Germain entre la Coupole et le Buci suivant certains itinéraires empruntés par Fitzgerald Hemingway ou Miller
Brendan elle ne s’était pas contentée de le rencontrer du côté de la Seine elle l’avait retrouvé l’été dernier chez des amis communs à Mikonos elle avait aussi dû partager la même chambre au fond du jardin dans l’île
Brendan étudiait le zen et passait ses journées en méditation sur des dessins ésotériques
Marianne avait le droit de faire la bouffe le ménage et surtout de se taire
beaucoup de problèmes Brendan disait Marianne qui s’y connaissait en problèmes à l’époque il était complètement fou en crise grave
après Mikonos ils s’étaient perdus de vue la bouffe le ménage le silence et les petits dessins zen c’était trop pour Marianne elle savait seulement qu’il était resté huit jours à Délos seul huit jours et huit nuits sur les plages désertes de Délos
puis elle l’avait retrouvé vers le Buci ou la Contrescarpe et hier elle avait pensé qu’il irait très bien dans le cadre du Pot de Fer qu’il nous manquait ce genre d’échantillon sociologique pour parfaire nos Pot-de-Fer-parties on avait eu pas mal de peintres poètes musiciens et tout et tout mais jamais encore de mystiques

Anne avait déjà rencontré Brendan un soir d’hiver à la Chope avec Marianne elle avait été impressionnée en apprenant qu’il avait passé huit jours seul à Délos son rêve

après le départ d’Anne Brendan avait demandé à Marianne
avec son sale accent du sud

est-ce qu’on peut baiser avec elle

mais comme disait Marianne qui s’y connaissait
beaucoup de problèmes avec les nanas Brendan

© gaelle kermen 2011

Extrait de Aquamarine 67 de Gaelle Kermen