Fac de Vincennes-juillet-1969

mardi 1 juillet

nuit je me couche enfin après avoir rédigé un grand baratin sur les coopératives agricoles
passé une belle journée de soleil à vincennes où je n’ai d’ailleurs à peu près pas travaillé
mais j’ai vu des gens
je leur ai parlé
ça m’a permis de penser à oublier donald qui ne sait pas ce qu’il perd en me négligeant

j’ai rencontré un type d’archi qui s’occupe de la commission crèche de censier et aimerait que je m’intègre à leur groupe de recherches sur la création de mobilier pour enfants
dans ce groupe il y a aussi celui que j’aime bien d’archi et d’urba
mon beau barbu
il s’appelle michel
et m’attire follement


mercredi 2 juillet

vincennes étouffant
j’y vais pour faire mon exposé sur le front populaire et la paysannerie

lorsque nous redescendons de la salle de socio la fac a été transformée en camp retranché en zone d’autodéfense
ça a une certaine gueule d’ailleurs ces tables dressées à intervalles réguliers sur les passerelles qui relient les bâtiments
avec un casque accroché au pied supérieur droit
avec un couvercle de poubelle en bouclier entre chaque table
avec les lance-pierres et les tas de galets
et au milieu éclatant de rouge le drapeau de la gauche prolétarienne
mais je fous le camp


jeudi 3 juillet

j’ai promis à martine de faire avec elle un topo sur les g a e c
je suis donc obligée d’aller à vincennes
en fait nous parlons d’autres choses
elle a énormément de problèmes et elle les aime
je rédigerai le topo toute seule en définitive

ce soir je prends le train pour quimperlé
départ bretagne
dix heures
beaucoup de monde
chaleur
je suis obligée de prendre un supplément première classe
je suis très fatiguée
et me repose mal


vendredi 4 juillet

à six heures du matin dans le café en face de la gare de quimperlé je me remets au travail
moëlan le matin
kerfany au soleil
mes yeux s’enfoncent de fatigue
je nage dans l’eau verte et fraîche

mariage de soisick et filou chapelle du pouldu
elle tellement jolie dans la robe de shantung blanc que j’ai conçue pour elle
tellement heureuse et rayonnante
sa chère maman m’embrasse
petite chapelle sur la prairie non loin de la mer
simplicité de la cérémonie
grande beauté
beaucoup de monde
on me félicite pour la robe

ma fatigue m’envahit

en écoutant les souvenirs de la sorbonne évoqués par madame vogt femme du proviseur du lycée saint-louis j’ai l’impression d’être un an en arrière avec cette fatigue qui m’assomme


samedi 5 juillet

le chemin vers la mer
tout a été joli dans ce mariage
tout sauf moi
qui ai fini par pleurer comme une source
pleurer de lassitude
de dégoût de moi-même
incapable de garder ou d’aimer quelqu’un plus d’un mois
j’ai honte de moi

mais madame po m’a réservé une chambre dans la maison entre les pins au-dessus de beg-porz
j’ai tellement rêvé ça
per-jakez
la rivière

soisick m’a dit
tu prends le chemin qui descend vers la mer

mais je ne suis chez moi nulle part
je travaille

plage
per-jakez
nous n’aurons jamais rien à nous dire
je ne saurai jamais ce qu’il pensait


dimanche 6 juillet

la pluie est venue
large pénétrante envahissante
j’ai froid
ce pays n’est plus pour moi
j’ai hâte de rentrer à paris
de retrouver l’appartement blanc
sa douce chaleur
mes habitudes et mon travail
écrire

je m’ennuie parmi mes amis d’enfance
ils ont un rythme de vie que je n’accepte plus
trop lent pour moi
tout leur temps est passé à le perdre à le laisser couler
je ne sais pas faire ça

je rentre à paris avec le frère et la sœur aînés de filou
pluie et vent
c’est même une tempête


lundi 7 juillet

je dors
j’étais tellement fatiguée
en fin d’après-midi je me mets à taper mon rapport
mon cousin simon vient dîner avec nous
il part demain au québec

j’ai soudain envie de voyager moi aussi
d’aller étudier ailleurs
voir ce qui se passe sous d’autres latitudes


mardi 8 juillet

fin du rapport sur les g a e c
je suis assez contente
bientôt je serai très informée des problèmes agricoles
je pourrai faire des articles plus personnels
peut-être élaborer des solutions
penser autre chose
voir sous un autre angle
mais avant je dois beaucoup travailler

donald entendra parler de moi
mais peut-être n’avions-nous rien d’autre à faire ensemble


mercredi 9 juillet

j’ai remis à duroux directement mon topo sur les g a e c
il a paru intéressé de voir que je ne m’étais pas contentée de lire des bouquins mais que j’étais allée sur le terrain
il compte sur ma participation l’année prochaine dans un groupe de recherche sur l’agriculture
j’apparais de plus en plus comme la spécialiste des questions agricoles à vincennes
ça ne me déplaît pas
c’est original
ça va me faire treize unités de valeur
j’en ai fait gagner deux à martine en apposant son nom au mien à la fin du rapport
je suis trop bonne
mais j’en ai rien à foutre


jeudi 10 juillet

je dors
je dors

je vais enfin toucher mon salaire de monitorat

pas énorme mais c’est déjà ça
volupté de pouvoir enfin m’offrir la révolution rurale en france de gordon wright
il parle de bernard lambert
alors
lambert

volupté de manger une glace au wimpy de la rue soufflot
de choisir mozart pour anne
et dylan pour moi

à la f n a c fédération nationale d’achats avec le cher emmanuel du c r a c souvenir d’il y a un an à la sorbonne

dylan et ses arrachements de cœur et d’harmonica
et pour finir
le film easy rider
très marcusien


vendredi 11 juillet

zut de nouveau j’ai envie d’être amoureuse
à croire que dès que je ne travaille plus je me sensibilise
mais j’en ai marre de mon corps que j’entretiens qui s’arrondit qui embellit et qui sert à rien ni à personne

j’aurais aimé être comme jolie soisick toute douce d’amour et d’attente éblouie

malheureusement je suis obligée de constater que je suis de celles qui luttent qui n’attendent pas qui travaillent qui aiment sportivement
tout ça pour ne pas souffrir

mais donald
tiens pourquoi je repense à lui
est aussi comme ça
non c’est faux
il souffre mais pas pour moi

donald pourquoi je t’ai rencontré
qu’est-ce que tu peux faire sur ma route
toi qui m’exaspères parfois au point que je voudrais ne jamais t’avoir connu
toi qui me fais hurler mais à l’intérieur seulement
parce que je suis encore trop lâche
ou que ta voix
ta voix que je voudrais détester
ta voix censée qui posément donne son avis sur tout
ta voix grave
ta voix belle
est malgré tout convaincante
toi que je voudrais rassurant
toi qui pourrais l’être
toi qui pourrais me protéger me sauver de tout
toi qui saurais si bien
si tu voulais
si tu osais
simplement
ne pas passer à côté de ma vie
toi dont je me dis parfois que nous n’avons rien en commun
pour ne pas penser en vain à toi
toi qui je m’efforce de le penser ne m’aime pas
toi que je m’efforce de le croire je n’aime pas
mais il y a l’envie de ton corps sur le mien
ton corps dont j’apprends les contours
ton corps que je reçois avec soif
et qui m’alanguit

c’est fous
comme je le désire
comme je l’attends
comme je t’attends
l’envie de faire un enfant
comme si on avait jamais le droit de faire un enfant
mon frère philibert avec le désespoir légitime de ses quinze ans l’avait si bien exprimé
on n’a pas le droit de mettre des enfants au monde dans un monde comme le nôtre
dans sa naïveté exigeante et acerbe il avait peut-être raison philibert


samedi 12 juillet

voilà j’ai trouvé mon exutoire
je vais en le recherchant aimer brendan
brendan qui fut
mon plus bel amour
le seul vrai

et regardant les autres en transparence
il ne les jugeait pas
il les aimait

j’ai écrit ça dans un devoir pour casamayor


lundi 21 juillet

en rentrant de la piscine en fin d’après-midi nous avons traversé l’île saint-louis
je tremblais un peu quand même en approchant de sa rue
en tournant la tête rapidement j’ai aperçu sa triumph blanche
j’ai senti mon propre corps mince élastique étiré dans sa peau lisse

je vais revoir marc
demain ou après
je lui avais déjà trouvé quelque charme
l’an dernier


mardi 22 juillet

soirée passée avec jean qui me fait faire ses doubles-rideaux

jean réapparaît comme s’il savait que hélène est seule
il a gardé les panneaux de toile de jute de la rue maître albert
décorés par isaac
il n’a rien oublié lui non plus

j’ai senti de nouveau
impérativement cette fois
que je devais partir à la recherche de brendan
de tout ce qui fut nous
de cet amour que nous avions en trop
à l’époque du pot de fer

mozart haute fidélité
après buster keaton dans un paris chaud et un quartier latin qui ne me reconnaît plus


mercredi 23 juillet

jour chaud encore
je traîne parmi les bouquins sur l’agriculture

ça y est j’ai commencé mon bouquin
toutes ces coïncidences
en hyperfréquences
je dois maintenant accoucher de brendan
il y a trop longtemps que je le porte en moi

soir hélène appelle
on va chez elle à pied
en passant devant le buci je pense que c’est un jour rêvé pour rencontrer nigel
mais c’est évidemment improbable

eh bien si
à l’angle buci seine
il est assis
à la terrasse du café conti
tout est possible
tout est permis


jeudi 24 juillet

c’est incroyable
mais vrai
je suis toujours amoureuse de nigel
c’est confortable cet amour qui revient chaque fois que je le revois
il passe
je le sais
tout est bien


samedi 26 juillet

journée bizarre
énervement du réveil
lassitude et mauvaise humeur
en allant déjeuner chez yvon petit de voize mon merveilleux frère-ami compositeur d’enfance
qui en dessert nous offre un concerto de piano de sa composition

et puis le soleil hélène et élise

je rentre pour me préparer à sortir
paradoxe
je dois rejoindre kiki à la boutique féraud
je pense soudain à donald que j’aurais pu inviter

le téléphone sonne
c’est donald qui m’appelle et m’invite
à une soirée piscine dans la vallée de chevreuse
j’accepte
après tout qu’est-ce que je risque
souffrir un peu après si de nouveau il me perd


dimanche 27 juillet

la maison faisait penser à celle du défilé de mode dans le film de william klein qui êtes-vous polly maggoo elle sert d’ailleurs de décor de cinéma
elle est intégrée dans la nature mais très moderne à l’intérieur
belle nuit dans cette piscine qui fait partie de la maison
j’ai un corps fait pour l’eau et pour l’amour
tous ces mecs je pourrais les faire valser
comme je le voudrais
mais ça ne m’intéresse pas

qui m’intéresse
donald
je ne sais même pas

brendan m’obsède
comme si j’attendais qu’il parle
qu’il me parle
qu’il dise ce qu’il est à faire
je l’écouterais


mercredi 30 juillet

toute la journée j’ai pensé à donald
à son petit camarade camille
à jean-pierre un des types qui étaient là l’autre soir devant cette piscine de rêve hollywoodien
je suis toujours partagée entre mes désirs et mes réalités
je ne me sens pas tellement efficace en ce moment
de quoi ai-je besoin

soir chez hélène

anne a rencontré emmanuel qui a rencontré pierre qui lui a annoncé son prochain mariage avec une jolie blonde qui n’a rien dans la cervelle
ben c’est ce qu’il avait de mieux à faire
mais elle je la plains


jeudi 31 juillet

per-jakez en rêve d’eau
ineffable intangible et intact

yannis est revenu
il revient à hélène comme l’enfant à sa mère
il revient se faire plaindre soigner et laver son linge
ils sont tous pareils
pas un pour racheter l’autre

j’ai ce mois-ci commencé quelque chose d’essentiel
mon livre sur brendan
je dois le finir pour tordre le coup définitivement à mes fantasmes
quand j’aurai retrouvé brendan
je serai femme
réalisée
en équilibre

ça va être dur je le comprends chaque jour
et ce n’est pas la feuille blanche qui est à craindre
ce sont les autres
quand j’aurai compris que je les aime je serai sauvée


Écrit en juillet 1969, publié in Maquisards du Bois de Vincennes, Gaelle Kermen, 2011 books2read.com/u/brG76M

Gaelle Kermen
Kerantorec, le 2 juillet 2019


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