je n’arrive pas à être vraie en face de maman et ça me tue littéralement je reste agressive pas simple ni naturelle
alors que chaque jour un peu plus j’essaie d’aimer les gens dans l’absolu de comprendre ce que disait brendan
il faut transformer le désir en amour
tant qu’on garde ces rapports d’agressivité on en reste au désir sans pouvoir passer à l’amour
dimanche 3 août 1969
départ à ambert avec jean et ma sœur
carnet de voyage en auvergne
foire à ambert
les bestiaux autour du kiosque à musique où du temps des copains de jules romains on devait jouer mozart
bon dieu que j’aime les bêtes
j’ai toujours su leur parler
la petite génisse dresse l’oreille soulève ses longs cils et cesse de trembler dès que je pose sur le poil de son cou une main ferme
malheureusement le contact avec les hommes n’est pas si simple
je répugne même à en aborder un qui maîtrise un petit taureau un peu vif
je n’ose lui demander sa race par respect de son travail respect de sa vie dans laquelle je n’ai rien à faire
je suis une sale touriste malgré mes connaissances de la paysannerie
j’ai terriblement peur de mon enfance
quand par hasard mes yeux retrouvent les photos de mes huit ans de mes dix ans de mes douze ans ma main immédiatement les cache
je ne peux pas supporter de voir ce petit corps maigre douloureux ni ce visage fripé crispé
peut-être j’ai seulement peur de ne pas encore être sortie de cette enfance étouffée
je ne veux plus me voir comme ça étriquée
chaque matin est une revanche lorsque les mouvements de gymnastique me mettent en possession de mes muscles et que dans la glace je me refais une tête
chaque mois est une revanche sur cette féminité que je pensais ne jamais atteindre
toute ma vie sera cette revendication de ma féminité moi qui croyais ne jamais y avoir droit
quand ces crises reviennent et que je retrouve l’état abhorré qui a régi mon enfance j’ai envie de me laisser couler de ne plus vivre
mais le matin revient
toujours
joan baez m’intéresse parce qu’elle est bourrée de contradictions
est-elle typiquement américaine en ce sens
et c’est un paradoxe de plus puisqu’elle remet en question l’ordre américain établi
elle est passionnée et passionnante
allant jusqu’au bout d’elle-même de sa voix comme de ses actes
dansant éperdument jusqu’à la fatigue pacifiante
cherchant toujours autre chose écrire s’instruire instruire
merveilleusement douée
terriblement trop femme
j’aime les femmes qui n’ont pas peur de l’être
comme ava
exigeante cassante
et tendre
la déception et la presque colère de brendan quand il avait su que j’avais jeté la rose de ronne parce qu’elle était fanée
je ne jette rien
je les garde toutes
j’ai encore les jonquilles de ton anniversaire de naissance
stupidement je lui avais dit
mais la rose était fanée
depuis je ne sais plus jeter les fleurs
surtout fanées
avant le départ à londres j’avais la protection de brendan
mais j’avais peur de ne pas être assez intelligente en face de lui
je me taisais
il parlait
ou ne parlait pas
nous avions été voir shantidas à la maison des prêtres saint-séverin
brendan était ému
shantidas disait me reconnaître
était-ce vrai
tant de monde passe à l’arche
trois ans avaient passé depuis le camp de l’arche 1964 à bollène
deux ans depuis mon passage à la borie-noble au larzac
j’ai du mal à parler de brendan
je ne veux pas convaincre
convaincre qui et pourquoi
je sais seulement l’immense joie qui nous réchauffe le cœur quand parfois nous nous reconnaissons entre personnes qui l’avons rencontré connu et aimé
je suis fière aussi d’avoir connu shantidas
même si je l’ai un peu oublié maintenant ce serait me renier moi-même que de ne pas me souvenir que j’ai passé des jours plongée dans le pèlerinage aux sources
j’ai dû lire ce livre trois fois au moins
je ne dois pas oublier que j’ai médité les principes et préceptes du retour à l’évidence
l’évidence
trop belle pour qu’on en parle
trop haute pour qu’on l’atteigne
ou trop simple pour qu’on la saisisse
les américains savent toujours tout
le louvre est gratuit le jeudi après-midi
le jeudi après-midi brendan allait au louvre
il connaissait aussi les petits cafés de paris où le café coûte encore 50 centimes
août 1969 suite
jeudi 14 août
retour d’ambert vers saint-julien de vouvantes
samedi 16 août
mariage de pierre et annie à saint-julien
dimanche 17 août
rentrée à paris avec tonton claude et tante denise
elle est une femme remarquable et efficace
un ordinateur dans la tête
et un raffinement sans égal
dans le langage et les sentiments
comme j’ai pas mal bu la nuit dernière j’ai une bulle dans l’estomac
mais tout se passe bien pendant le voyage
c’est quand même chouette de rentrer à paris retrouver l’appartement ensoleillé le téléphone les bouquins les robes et tout
et surtout mon souffle
libre
enfin
après la terrible crise d’ambert
où j’ai découvert malcolm lowry
au-dessous du volcan
avec le vautour dans le lavabo
lundi 18 août
pas très efficace
malgré moi je repense à gilles nicoulaud un copain d’enfance des cousins
et beaucoup à per-jakez
que j’aime toujours
plus que n’importe quel autre peut-être
mais intemporellement
et ça ne m’avance pas à grand chose
mardi 19 août
journée pas beaucoup plus efficace
je reprends mal mon souffle et suis encore fatiguée
peut-être aimerais-je voir donald je ne sais pas
si j’étais sûre de me sentir en sécurité
ce qui est moins sûr que tout
dommage
mais bob appelle
bob vient
bob nous sort ma sœur et moi
bob nous fait manger
en digestif je lui offre rue des canettes élise en paréo
élise qui parle
son type est allongé
il est très beau
mais il a des maux d’oreille dit-elle
mercredi 20 août
jean appelle
oui tous les célibataires en travail à paris nous appellent
quand donald appellera-t-il lui à qui je pense de temps à autres
lui à qui j’aimerais parfois faire l’amour
mais pas de rêves inutiles
jean me sort
il m’emmène au cinéma voir chaplin dans le cirque
jean me fait écouter mozart en buvant du whiskie
je suis à peu près bien
mon livre me brûle
comme celui de malcom lowry que m’a fait découvrir jean au moulin richard de bas à ambert
jeudi 21 août
je ne suis toujours pas efficace
pas encore touché à mon livre
soir bob vient dîner
pourquoi suis-je encore agressive avec lui
ce qui fait que se sentant un peu vieillir il croit que je me fous de sa gueule
au fond je joue les enfants gâtées
alors que j’admire sa façon de mener sa vie
elle est tellement plus positive que la mienne
vendredi 22 août
réveil dans un semi-état bizarre
envie folle d’être stupidement amoureuse
mais de vivre pour quelqu’un ou quelque chose d’important
pas seulement pour des rêves
que seule je ne sais pas être capable de réaliser
vu ce soir un très beau film
ma nuit chez maud de rohmer
avec le visage de trintignant à la messe
j’en frémis
toute ma vie je la passe à chercher per-jakez
plus ou moins consciemment
mardi 26 août
je sens ma vie glisser entre mes doigts
comme du sable
à toute vitesse parfois
sans rien qui la retienne
avec cette fatigue de tous les muscles et de l’esprit
mercredi 27 août
mes cousins françoise et maurice vont arriver ce soir de saint-julien
ils viennent passer quelques jours à l’appartement du boulevard poissonnière
ça me donne un coup de fouet et je passe la journée à nettoyer cette foutue maison qu’on n’arrive pas à décorer correctement
bob vient dîner
repas vivant en souvenirs de famille avec françoise qui me rappelle son enfance avec gilles nicoulaud et son adolescence du temps de bernard lambert qui venait les chercher à chavagne margot et elle
tonton francis était le suppléant de bernard quand il était député
jeudi 28 août
ces jours derniers je me sentais couler
soudain je retrouve enfin mon dynamisme
lettre sous la porte
de bernard lambert
c’est trop beau trop gentil
et sélect en même temps
moi je sais que je vais lui répondre une lettre éclatante éclaboussante de vie
directe sans ambages ni conformisme
et j’attendrai son appel en septembre
je sais que j’ai du boulot à faire
du bon boulot
et des types grands comme lambert m’en donnent le courage
car je crois en lambert
vendredi 29 août
je suis heureuse que françoise et son mari soient là
ça me secoue
nous partageons tant de choses en souvenirs d’enfance françoise et moi
nous avons la même forme d’humour
et d’une certaine façon la même vision des choses et des gens
mais crise d’asthme encore
ces crises me tuent
elles me propulsent dans un autre espace une autre dimension
mais la réalité est tellement étouffante quand j’en reviens
samedi 30 août
françoise et maurice partent
petrus m’appelle
encore un célibataire du mois d’août
anne m’offre pour ma rentrée scolaire
un cartable en vinyle jaune
et des baskets
petrus rappelle
dimanche 31 août
j’aimerais écrire mes pages comme des morceaux de mozart
paradoxalement le requiem me donne toujours envie de vivre
petrus a rappelé mais j’ai refusé de le voir car je dois écrire le mémoire de sciences politiques sur le national-socialisme pour poulantzas
bernard lambert est sans doute à l’origine de ma vocation pour les questions agricoles
je crois en un homme comme lui
quoi que l’on puisse lui reprocher démagogie égocentrisme j’estime que son action est positive il pose les questions et fait réfléchir les gens en leur faisant prendre conscience d’une situation qui pourrait changer
quand il viendra à vincennes ça pourra être grand
la séduction de bernard lambert sur moi malgré lui est liée à pas mal de symboles oniriques comme la terre fouillée travaillée fécondée ou la force musculaire de son taureau roméo qu’il semblait égaler dans sa simplicité
je cherche toujours l’homme
mais j’ai déjà trouvé le paysan lyrique que je disais chercher à patrice au bal de casteron
lui n’était qu’un citadin sinistre
Écrit en août 1969, publié in Maquisards du Bois de Vincennes, Gaelle Kermen, 2011 books2read.com/u/brG76M
nuit je me couche enfin après avoir rédigé un grand baratin sur les coopératives agricoles
passé une belle journée de soleil à vincennes où je n’ai d’ailleurs à peu près pas travaillé
mais j’ai vu des gens
je leur ai parlé
ça m’a permis de penser à oublier donald qui ne sait pas ce qu’il perd en me négligeant
j’ai rencontré un type d’archi qui s’occupe de la commission crèche de censier et aimerait que je m’intègre à leur groupe de recherches sur la création de mobilier pour enfants
dans ce groupe il y a aussi celui que j’aime bien d’archi et d’urba
mon beau barbu
il s’appelle michel
et m’attire follement
mercredi 2 juillet
vincennes étouffant
j’y vais pour faire mon exposé sur le front populaire et la paysannerie
lorsque nous redescendons de la salle de socio la fac a été transformée en camp retranché en zone d’autodéfense
ça a une certaine gueule d’ailleurs ces tables dressées à intervalles réguliers sur les passerelles qui relient les bâtiments
avec un casque accroché au pied supérieur droit
avec un couvercle de poubelle en bouclier entre chaque table
avec les lance-pierres et les tas de galets
et au milieu éclatant de rouge le drapeau de la gauche prolétarienne
mais je fous le camp
jeudi 3 juillet
j’ai promis à martine de faire avec elle un topo sur les g a e c
je suis donc obligée d’aller à vincennes
en fait nous parlons d’autres choses
elle a énormément de problèmes et elle les aime
je rédigerai le topo toute seule en définitive
ce soir je prends le train pour quimperlé
départ bretagne
dix heures
beaucoup de monde
chaleur
je suis obligée de prendre un supplément première classe
je suis très fatiguée
et me repose mal
vendredi 4 juillet
à six heures du matin dans le café en face de la gare de quimperlé je me remets au travail
moëlan le matin
kerfany au soleil
mes yeux s’enfoncent de fatigue
je nage dans l’eau verte et fraîche
mariage de soisick et filou chapelle du pouldu
elle tellement jolie dans la robe de shantung blanc que j’ai conçue pour elle
tellement heureuse et rayonnante
sa chère maman m’embrasse
petite chapelle sur la prairie non loin de la mer
simplicité de la cérémonie
grande beauté
beaucoup de monde
on me félicite pour la robe
ma fatigue m’envahit
en écoutant les souvenirs de la sorbonne évoqués par madame vogt femme du proviseur du lycée saint-louis j’ai l’impression d’être un an en arrière avec cette fatigue qui m’assomme
samedi 5 juillet
le chemin vers la mer
tout a été joli dans ce mariage
tout sauf moi
qui ai fini par pleurer comme une source
pleurer de lassitude
de dégoût de moi-même
incapable de garder ou d’aimer quelqu’un plus d’un mois
j’ai honte de moi
mais madame po m’a réservé une chambre dans la maison entre les pins au-dessus de beg-porz
j’ai tellement rêvé ça
per-jakez
la rivière
soisick m’a dit
tu prends le chemin qui descend vers la mer
mais je ne suis chez moi nulle part
je travaille
plage
per-jakez
nous n’aurons jamais rien à nous dire
je ne saurai jamais ce qu’il pensait
dimanche 6 juillet
la pluie est venue
large pénétrante envahissante
j’ai froid
ce pays n’est plus pour moi
j’ai hâte de rentrer à paris
de retrouver l’appartement blanc
sa douce chaleur
mes habitudes et mon travail
écrire
je m’ennuie parmi mes amis d’enfance
ils ont un rythme de vie que je n’accepte plus
trop lent pour moi
tout leur temps est passé à le perdre à le laisser couler
je ne sais pas faire ça
je rentre à paris avec le frère et la sœur aînés de filou
pluie et vent
c’est même une tempête
lundi 7 juillet
je dors
j’étais tellement fatiguée
en fin d’après-midi je me mets à taper mon rapport
mon cousin simon vient dîner avec nous
il part demain au québec
j’ai soudain envie de voyager moi aussi
d’aller étudier ailleurs
voir ce qui se passe sous d’autres latitudes
mardi 8 juillet
fin du rapport sur les g a e c
je suis assez contente
bientôt je serai très informée des problèmes agricoles
je pourrai faire des articles plus personnels
peut-être élaborer des solutions
penser autre chose
voir sous un autre angle
mais avant je dois beaucoup travailler
donald entendra parler de moi
mais peut-être n’avions-nous rien d’autre à faire ensemble
mercredi 9 juillet
j’ai remis à duroux directement mon topo sur les g a e c
il a paru intéressé de voir que je ne m’étais pas contentée de lire des bouquins mais que j’étais allée sur le terrain
il compte sur ma participation l’année prochaine dans un groupe de recherche sur l’agriculture
j’apparais de plus en plus comme la spécialiste des questions agricoles à vincennes
ça ne me déplaît pas
c’est original
ça va me faire treize unités de valeur
j’en ai fait gagner deux à martine en apposant son nom au mien à la fin du rapport
je suis trop bonne
mais j’en ai rien à foutre
jeudi 10 juillet
je dors
je dors
je vais enfin toucher mon salaire de monitorat
pas énorme mais c’est déjà ça
volupté de pouvoir enfin m’offrir la révolution rurale en france de gordon wright
il parle de bernard lambert
alors
lambert
volupté de manger une glace au wimpy de la rue soufflot
de choisir mozart pour anne
et dylan pour moi
à la f n a c fédération nationale d’achats avec le cher emmanuel du c r a c souvenir d’il y a un an à la sorbonne
dylan et ses arrachements de cœur et d’harmonica
et pour finir
le film easy rider
très marcusien
vendredi 11 juillet
zut de nouveau j’ai envie d’être amoureuse
à croire que dès que je ne travaille plus je me sensibilise
mais j’en ai marre de mon corps que j’entretiens qui s’arrondit qui embellit et qui sert à rien ni à personne
j’aurais aimé être comme jolie soisick toute douce d’amour et d’attente éblouie
malheureusement je suis obligée de constater que je suis de celles qui luttent qui n’attendent pas qui travaillent qui aiment sportivement
tout ça pour ne pas souffrir
mais donald
tiens pourquoi je repense à lui
est aussi comme ça
non c’est faux
il souffre mais pas pour moi
donald pourquoi je t’ai rencontré
qu’est-ce que tu peux faire sur ma route
toi qui m’exaspères parfois au point que je voudrais ne jamais t’avoir connu
toi qui me fais hurler mais à l’intérieur seulement
parce que je suis encore trop lâche
ou que ta voix
ta voix que je voudrais détester
ta voix censée qui posément donne son avis sur tout
ta voix grave
ta voix belle
est malgré tout convaincante
toi que je voudrais rassurant
toi qui pourrais l’être
toi qui pourrais me protéger me sauver de tout
toi qui saurais si bien
si tu voulais
si tu osais
simplement
ne pas passer à côté de ma vie
toi dont je me dis parfois que nous n’avons rien en commun
pour ne pas penser en vain à toi
toi qui je m’efforce de le penser ne m’aime pas
toi que je m’efforce de le croire je n’aime pas
mais il y a l’envie de ton corps sur le mien
ton corps dont j’apprends les contours
ton corps que je reçois avec soif
et qui m’alanguit
c’est fous
comme je le désire
comme je l’attends
comme je t’attends
l’envie de faire un enfant
comme si on avait jamais le droit de faire un enfant
mon frère philibert avec le désespoir légitime de ses quinze ans l’avait si bien exprimé
on n’a pas le droit de mettre des enfants au monde dans un monde comme le nôtre
dans sa naïveté exigeante et acerbe il avait peut-être raison philibert
samedi 12 juillet
voilà j’ai trouvé mon exutoire
je vais en le recherchant aimer brendan
brendan qui fut
mon plus bel amour
le seul vrai
et regardant les autres en transparence
il ne les jugeait pas
il les aimait
j’ai écrit ça dans un devoir pour casamayor
lundi 21 juillet
en rentrant de la piscine en fin d’après-midi nous avons traversé l’île saint-louis
je tremblais un peu quand même en approchant de sa rue
en tournant la tête rapidement j’ai aperçu sa triumph blanche
j’ai senti mon propre corps mince élastique étiré dans sa peau lisse
je vais revoir marc
demain ou après
je lui avais déjà trouvé quelque charme
l’an dernier
mardi 22 juillet
soirée passée avec jean qui me fait faire ses doubles-rideaux
jean réapparaît comme s’il savait que hélène est seule
il a gardé les panneaux de toile de jute de la rue maître albert
décorés par isaac
il n’a rien oublié lui non plus
j’ai senti de nouveau
impérativement cette fois
que je devais partir à la recherche de brendan
de tout ce qui fut nous
de cet amour que nous avions en trop
à l’époque du pot de fer
mozart haute fidélité
après buster keaton dans un paris chaud et un quartier latin qui ne me reconnaît plus
mercredi 23 juillet
jour chaud encore
je traîne parmi les bouquins sur l’agriculture
ça y est j’ai commencé mon bouquin
toutes ces coïncidences
en hyperfréquences
je dois maintenant accoucher de brendan
il y a trop longtemps que je le porte en moi
soir hélène appelle
on va chez elle à pied
en passant devant le buci je pense que c’est un jour rêvé pour rencontrer nigel
mais c’est évidemment improbable
eh bien si
à l’angle buci seine
il est assis
à la terrasse du café conti
tout est possible
tout est permis
jeudi 24 juillet
c’est incroyable
mais vrai
je suis toujours amoureuse de nigel
c’est confortable cet amour qui revient chaque fois que je le revois
il passe
je le sais
tout est bien
samedi 26 juillet
journée bizarre
énervement du réveil
lassitude et mauvaise humeur
en allant déjeuner chez yvon petit de voize mon merveilleux frère-ami compositeur d’enfance
qui en dessert nous offre un concerto de piano de sa composition
et puis le soleil hélène et élise
je rentre pour me préparer à sortir
paradoxe
je dois rejoindre kiki à la boutique féraud
je pense soudain à donald que j’aurais pu inviter
le téléphone sonne
c’est donald qui m’appelle et m’invite
à une soirée piscine dans la vallée de chevreuse
j’accepte
après tout qu’est-ce que je risque
souffrir un peu après si de nouveau il me perd
dimanche 27 juillet
la maison faisait penser à celle du défilé de mode dans le film de william klein qui êtes-vous polly maggoo elle sert d’ailleurs de décor de cinéma
elle est intégrée dans la nature mais très moderne à l’intérieur
belle nuit dans cette piscine qui fait partie de la maison
j’ai un corps fait pour l’eau et pour l’amour
tous ces mecs je pourrais les faire valser
comme je le voudrais
mais ça ne m’intéresse pas
qui m’intéresse
donald
je ne sais même pas
brendan m’obsède
comme si j’attendais qu’il parle
qu’il me parle
qu’il dise ce qu’il est à faire
je l’écouterais
mercredi 30 juillet
toute la journée j’ai pensé à donald
à son petit camarade camille
à jean-pierre un des types qui étaient là l’autre soir devant cette piscine de rêve hollywoodien
je suis toujours partagée entre mes désirs et mes réalités
je ne me sens pas tellement efficace en ce moment
de quoi ai-je besoin
soir chez hélène
anne a rencontré emmanuel qui a rencontré pierre qui lui a annoncé son prochain mariage avec une jolie blonde qui n’a rien dans la cervelle
ben c’est ce qu’il avait de mieux à faire
mais elle je la plains
jeudi 31 juillet
per-jakez en rêve d’eau
ineffable intangible et intact
yannis est revenu
il revient à hélène comme l’enfant à sa mère
il revient se faire plaindre soigner et laver son linge
ils sont tous pareils
pas un pour racheter l’autre
j’ai ce mois-ci commencé quelque chose d’essentiel
mon livre sur brendan
je dois le finir pour tordre le coup définitivement à mes fantasmes
quand j’aurai retrouvé brendan
je serai femme
réalisée
en équilibre
ça va être dur je le comprends chaque jour
et ce n’est pas la feuille blanche qui est à craindre
ce sont les autres
quand j’aurai compris que je les aime je serai sauvée
Écrit en juillet 1969, publié in Maquisards du Bois de Vincennes, Gaelle Kermen, 2011 books2read.com/u/brG76M
baptême à saint-leu d’un petit richard dont les parents habitent la maison temporairement
petit vietnamien aux yeux plissés sur le monde et sur les autres
anne est la marraine
hier soir nous avons choisi le cadeau
immédiatement j’ai vu le plus utile une table à langer baignoire
je suis sûre que je saurais parfaitement m’occuper d’un bébé avec la même fermeté que maman
alors je serai vraiment femme
sûre
solide
j’ai de nouveau envie de vivre à plein
pas à demi
pas petit
je sens mon corps
je recommence à l’aimer
j’ai confiance en donald
samedi 2 juin
casamayor prétend que je n’écoute pas que je regarde ailleurs
c’est drôle je lui reprochais justement de ne pas écouter
tant pis
le plus drôle ou le plus triste c’est que l’administration prétend me payer quelque chose comme 263,33 francs par mois pour le boulot que je fais aux monitorats c’est à dire à peu près douze heures par semaine avec des trucs de secrétariat en plus du travail intellectuel constant
à part ça attente ce soir
vaine
dommage j’étais en pleine forme
don veut-il me faire mourir d’envie de lui
je veux l’amour avec ma bouche mes mains mon ventre
et le garder tout au fond de moi
mardi 3 juin
mal de tête
mais bon travail de groupe
la bande m’invite à une pendaison de crémaillère ce soir
sur la lettre d’invitation il y a le dessin d’un nourrisson
oh good grief
mais j’appelle donald
il n’est pas là je rentre un ticket de métro est glissé dans la porte
petit jeu naïf de pierre
je m’endors tout l’après-midi
et donald m’appelle et me gardera ce soir
mercredi 4 juin
jamais je n’ai fait l’amour comme ça
comme un volcan
donald est bien comme je l’attendais
très exactement
et je l’attendais
à tel point que je croyais ne plus savoir faire l’amour
c’est vrai je ne savais plus
maintenant je sais ce que je veux
je veux lui
il peut me réaliser
jeudi 5 juin
je suis sûre de moi
je suis satisfaite peut-être
plus du tout agressive
je sais avoir si bien fait l’amour avec lui qu’il ne peut m’oublier
je peux l’attendre
il m’appellera
me rappellera
effectivement il m’a appelée ce soir mais je n’étais pas là
georges monnet m’a rappelée ce marin
un homme charmant
je le verrai la semaine prochaine
vendredi 6 juin
recherche d’un bouquin sur le front populaire conseillé par monnet
ça me passionne
donald me donne envie de tout
et d’abord quand je ne suis pas avec lui de travailler
je suis très calme
il m’appelle vers six heures pour me dire au revoir juste avant son départ pour l’italie
je lui souhaite un bel anniversaire avec deux jours d’avance
il semble touché
il m’appellera dès son retour
je vais l’attendre tranquillement en travaillant
peut-être je l’aime déjà
samedi 7 juin
pour la première fois de ma vie j’ai absolument conscience de la fragilité ou de l’évanescence des rapports entre deux personnes et de ma possibilité de les affermir en fonction d’un but à plus ou moins longue échéance
pour la première fois j’ai envie d’épouser quelqu’un en sachant que c’est possible et qu’il dépend de moi de bien jouer le jeu ou mon rôle
je me sens forte
il est tel que je le désirais
sensuel et esthète
anne la fille de penny et avarro passe deux jours ici avec anne et moi
elle est adorable
dimanche 8 juin
c’est curieux d’avoir une petite fille dans la maison
aujourd’hui c’est l’anniversaire de donald
je pense à lui avec confiance
il doit somnoler au bord de la mer et peut-être se rend-il compte que je lui manque
en tout cas je dois cette semaine tout particulièrement bosser comme une folle sans perdre de temps
la semaine prochaine il sera là
soisick viendra à paris pour que je fasse sa robe de mariée
je crois que je serai inspirée
Carnet 1969
mardi 10 juin
kiki est un amour elle est forte censée intelligente jolie toute en rondeurs ses joues ses bouches ses seins chez elle tout est rond et je l’adore
nous avons déjeuné ensemble non loin de la boutique
cette semaine nous sommes seules toutes les deux
yves se repose de son accident de voiture chez éva à ris-orangis
il fait chaud sur paris comme donald me l’avait souhaité en partant pour l’italie
je bronze allongée sur la terrasse de notre sixième étage en face du cinéma rex
mon corps reprend de jolis contours
je suis prête pour le retour de don
cet après-midi rue de buci devant une boutique de mode j’ai rencontré casamayor
il m’a demandé ce que je comptais faire après ma licence
j’ai répondu en regardant la vitrine
des robes
je lui ai expliqué que j’avais besoin de faire quelque chose de mes mains
que ça avait toujours été mon dilemme
choisir entre le stylo et les ciseaux
en tout cas il m’a demandé si j’écrivais quelque chose d’intéressant de le lui présenter pour qu’il le fasse éditer éventuellement
jeudi 12 juin
ne pas attendre
vaincre
mais j’ai tellement envie d’aimer
calmement pleinement sereinement
je voudrais enfin pouvoir ne faire que ça
aimer donald
vendredi 13 juin
georges monnet est très sympathique
j’ai passé deux heures avec lui
belle journée
réunion d’un groupe de travail
discussion intéressante
je rentre avec la pluie et trouve une carte d’italie
donald
qui regrette que je ne sois pas venue avec lui là-bas dans ce petit paradis
et qui signe
bien à toi
oui je le veux à moi
et je suis déjà à lui
étrange complémentarité de nos écritures
j’écris tout en minuscules
il écrit tout en majuscules
samedi 14 juin
donald je t’aime
je t’aime
je t’aime
mais je suis saoule après cette soirée chez catherine et ses amis de belon qui sont trop bien pour moi
il a raison filou quand il dit que je suis une fille de bonne famille qui a mal tourné
dimanche 15 juin
j’attendais j’espérais le retour de donald pour aujourd’hui
mais c’est pierre qui est venu
il m’a réveillée cet après-midi
j’étais nerveuse
le revoir
les cheveux étranges et sales autour du visage
pas beau du tout
pierre m’a agacée
mais où était donald
qu’il vienne
qu’il me sauve
ce soir pompidou a été élu
ces salauds de c d r qui passent en bas sur le boulevard devant l’huma ça me déprime
lundi 16 juin
soir je suis folle de rage il n’appelle pas il n’appellera pas alors tant pis
j’ai ouvert la bouteille de corrida monsieur féraud for men que je lui réservais pour son anniversaire déjà passé je me suis offert corrida je me suis vêtue de corrida
je ne vais pas quitter ce stylo je vais reprendre mes nouvelles les faire éclater exploser
me projeter
pour ne pas penser
pourtant la journée avait bien commencé avec mon cher casamayor
si donald
bon zut il vient de m’appeler et a été tout gentil
mercredi 18 juin
vincennes boycott des élections
j’arrive après la pseudo fête
je perds mon temps
bataille des maoïstes contre les communistes
paraît que je ressemble à mao et je me fais acclamer du toit en arrivant
gaelle gaelle gaelle
on risque la fermeture
je ne veux pas attendre donald
jeudi 19 juin
j’ai peur
l’autre soir j’en ai même pleuré
j’ai peur des flics
peur que vincennes ferme
peur de ce septennat qui commence avec pompidou
peur de ne pas prendre de place dans la vie de donald
peur de tout
ce soir j’ai le cœur au bord des cils
pas d’entrain
puis soudain le déclic en feuilletant mes revues agriculturelles
je fonce à l’u g e a union générale d’études agricoles avenue marceau pour l’agriculture de groupe
j’en reviens satisfaite
et donald m’appelle
il a appelé hier soir aussi
j’ai dit simplement
oh j’étais chez des amis
demain nous sortons ensemble
vendredi 20 juin
l’atmosphère se tend au département droit
c’est fort déplaisant
mais il paraît que je suis moi-même devenue déplaisante depuis que je suis monitrice
c’est marrant ça
surtout lorsque martine m’a rattrapée au service des bourses pour me demander si malgré tout je voulais bien travailler toujours avec elle sur l’agriculture de groupe
ben voyons
donald
je parle trop
cette soirée
deux points je suis trop politisée et je suis jalouse
des filles que connaît donald et que je ne connais pas
je me sens inquiète dès qu’il me quitte et s’attarde près d’une vieille amie qui sourit un peu trop à mon sens
alors je parle aux gens qui viennent s’asseoir près de moi
il y a son ami camille unglik qui crée des sacs et ceintures avec son fouet-ceinture en démonstration
il y a agathe merveilleuse en justaucorps et cuissarde noirs
agathe qui me plaît
son type lorgne mes seins
et puis donald revient
j’ai tellement tellement envie de faire l’amour avec lui
mais qu’il ne me perde pas
mariage d’un ami de belon connu il y a cinq ou sept ans
je me trompe d’église
soisick filou
un musicien ressemble à pierre en plus jeune
c’est gênant
un gros monsieur me drague
filou dit qu’au-dessous du quintal on ne peut plus espérer me séduire
dimanche 22 juin
réveil pénible
anne s’en va
je pleure dans la musique de bach
ces mariages ça me tue
donald appellera-t-il
j’aimerais aussi me marier pour avoir le droit de faire un bébé
mais je ne suis qu’une petite fille encore puisque je pleure
après-midi passée à couper la robe de mariée de soisick
elle vient d’essayer
ce sera très beau très simple
donald n’a pas appelé
je ne comprends plus
lundi 23 juin
ce lundi matin éclate avec martine qui après le cours va voir casamayor pour lui dire qu’elle est contre les monitorats institution aliénante inhibante et tout et tout
je la force à aller jusqu’au bout de ses attaques
elle finit par avouer qu’elle ne peut pas travailler avec luc
j’avais oublié que j’ai été plébiscitée par les étudiants du cours quand casamayor m’a proposée mais que luc s’est imposé pour m’accompagner
c’est grave
ce degré d’agressivité que nous laissons tous s’infiltrer dans nos rapports
c’est épouvantable
tant que nous n’aurons pas franchi cette barrière d’hostilité qui nous aveugle nous ne pourrons pas travailler ensemble
c’est ce que j’ai fini par comprendre moi-même il y a un mois
vis-à-vis de luc justement
ces rapports hostiles une fois dépassés nous travaillons bien
mardi 24 juin
journée pluvieuse froide déprimante banale
vincennes triste
je passe vite
après-midi douce
la robe de soisick devient robe de mariée toute simple
donald ne m’appelle pas
je ne l’attends pas
il m’appellera quand il aura vraiment envie de moi de me voir me toucher me boire m’embrasser me prendre et me garder
peut-être alors serai-je moi-même prête vraiment pour lui
l’autre soir j’avais trop l’impression d’être assise entre deux chaises
j’espère le fauteuil ou le canapé
mercredi 25 juin
il y a des jours où je sors du lit bondissante le matin déjà pleine de vie assoiffée de dynamisme
et d’autres comme aujourd’hui sans joie
est-ce parce que donald semble vouloir m’oublier
ou je ne sais quoi
et puis le soleil revient
je fonce à vincennes
et on discute
et je perds du temps
et je reviens
et je couds la robe de soisick
et le soir donald n’appelle toujours pas
et je lui envoie un mot écrit à vincennes rapidement entre deux chaises deux pages ou deux idées pour l’inviter à m’accompagner au mariage en bretagne
lettre brûlante douce et explosive
comment la lira-t-il
jeudi 26 juin
soisick est adorable dans sa robe toute douce
avec ses beaux yeux bleus et son joli sourire
je reste une heure à vincennes
on a l’impression d’être assis sur de la dynamite
u e c union des étudiants communistes face à la gauche prolétarienne
je me désolidarise de plus en plus des gauchistes
soisick vient de partir avec sa robe
brillante rayonnante intérieurement
elle m’a invitée à aller en vacances à kerfany si je voulais
j’ai presque pleuré
j’irai peut-être parce que le cadre de mon enfance est toujours mon seul refuge contre l’angoisse de rester seule
sans donald
sans amour vrai
je l’ai perdu
vendredi 27 juin
de nouveau j’ai peur de rester seule
quand anne s’en va je pleure
alors je sors moi aussi et fonce vers un centre de coopération agricole
je rentre et j’essaie de m’intéresser à marcuse
je ne suis tranquille qu’au retour d’anne
ce soir comme le ciel était beau nous sommes allées voir la sirène du mississippi de truffaut assez affligeant
j’essaie d’imaginer et de me faire à l’idée que les jours qui viennent je les vivrai sans donald
sans que je comprenne pourquoi
c’est comme ça
samedi 28 juin
je me suis réveillée gaiement
jésus que ma joie demeure
alors je me suis résolue à l’appeler pour savoir s’il n’était pas mort
non il a beaucoup de travail
il va bien
mais trop vite
il est évident que moi là-dedans je n’ai pas encore de place
et je le comprends
mais il ment aussi
je ne sais pourquoi j’ai envie de rire
soir j’ai bien travaillé
j’ai parlé de brendan dans un papier pour casamayor
j’ai lu marcuse
évidemment j’ai fait une erreur ce matin en dérangeant donald dans son travail
mais tant pis
il fallait que je sache n’importe quoi
il a dit qu’il m’appellerait
je n’en crois rien et pense déjà à ces quelques jours de repos en bretagne
sans lui tant pis
il est dommage de se perdre
mais je m’habitue à l’idée
dimanche 29 juin
nuit je travaille à des devoirs pour casamayor
valérie est venue me voir en fin d’après-midi
on a bien rigolé jusqu’au soir
j’ai bronzé encore sur la terrasse
on a parlé du front populaire
j’ai l’impression de vivre avec ce sacré front pop
je pense que les gens vont danser cet été sur des chansons qui chantent les larmes des esclaves comme disait patrice
cette époque est indécente
c’est drôle je suis euphorique
je pense que je ne vais plus voir donald avant longtemps et que j’ai eu raison de lui écrire même si mes mots lui ont fait peur sur le moment
je vais beaucoup travailler et je partirai en bretagne quelques jours
peut-être il retrouvera alors dans un coin de meuble mes quelques lignes oubliées là parce qu’il ne jette rien
il se rappellera peut-être que j’ai su l’aimer
like a woman
et que je sais encore rire
et vivre
lundi 30 juin
j’aborde un nouveau mois cette nuit avec marcuse et un concerto d’albinoni
émergeant des papiers d’anne je vois une feuille avec le signe de l’agence de décoration de donald c’est une lettre adressée par don à gault-et-millau dont anne gère les abonnements
zut c’est trop triste
ou trop bête
mais j’essaierai de l’attendre et d’être patiente
de toute façon c’est tout ce que je peux faire
étudiant marcuse
écoutant leonard cohen
j’ai perdu donald
je cherchais la révolution
je n’y croyais plus
j’ai manqué une marche
au fond je ne vois plus très bien pourquoi je me suis tellement attachée à lui puisque depuis que je le connais j’ai dû le voir quatre ou cinq fois
pas plus
non vraiment
alors il m’oublie
et moi j’embellis
so long
see you
later
Écrit en juin 1969, publié in Maquisards du Bois de Vincennes, Gaelle Kermen, 2011 books2read.com/u/brG76M
je crois avoir trouvé le moyen de ne plus avoir ces crises d’asthme démentielles
je vais dorénavant faire l’amour
et faire l’amour
et faire l’amour
ça ne peut plus durer
ça fait plus d’un mois ou je ne sais combien que je n’ai pas touché un homme
j’en ai envie
de nouveau
ce salaud de pierre est mort pour moi
je crois que je vais commencer par michel mon petit camarade de vincennes qui a dix-huit ans
dimanche 4 mai tard le soir
jane a appelé de londres tout à l’heure
elle aimerait être mannequin chez féraud
je verrai ça avec louis cette semaine
surtout elle m’a appris que pierre était venu chez elle avec sa nana une blonde vraisemblablement la finnoise que j’avais vue avec lui la dernière fois
quand je pense qu’il a osé m’écrire et m’appeler au secours me dire qu’il avait froid qu’il avait faim qu’il était fauché et
je viens de relire sa lettre
que son seul refuge
était le lit
je suis furieuse
le salaud
je le vomis
qu’il ne reparaisse jamais ici
je lui arracherais les yeux
lundi 5 mai
voilà je suis promue au grade de moniteur du cours de casamayor
ai-je de la chance
j’estime la mériter
j’ai longtemps perdu mon temps j’ai souvent gaspillé mes talents mais j’en avais
je les dois à papa et à dix ans je m’étais juré de ne pas laisser pourrir mes dons
j’y arrive
j’arriverai
je réussirai
ce sera dur
je vais travailler comme une folle mais j’y arriverai
pierre tu serais heureux de ce que je deviens
à part ça une dent de sagesse me donne envie de hurler
lundi 12 mai
me sens bizarre vague triste
je meurs d’être seule
je ne sens plus mon corps
je n’ai pas compris casamayor ce matin
pourquoi tout à coup remettait-il en cause le bon fonctionnement des monitorats
non je n’ai pas compris
ça m’ennuie
enfin demain on va commencer à lui démontrer le contraire
je me languis d’être amoureuse
lundi 19 mai
journée agréable j’ai réussi à avoir par philippe houzé de la s f i o l’adresse de georges monnet ministre de l’agriculture du front populaire
il fait assez froid
lundi matin dans l’amphi
casamayor est gelé
professeurs vous nous faites
geler
je réclame un homme
un gros
quand je rentre à la maison philibert qui fait aussi des adresses a pris une communication de kiki
je la rappelle
je suis invitée à un méchoui à ris-orangis
après plusieurs appels téléphoniques je rejoins trois autres personnes qui m’y conduisent chez un décorateur de l’île saint-louis
mardi 20 mai
belle soirée hier
de la poésie
je me rends compte qu’à force de travailler de ne voir que les trucs concrets réels vitaux j’avais oublié la poésie
d’un feu de bois
dans la nuit
un psychanalyste s’intéressait à la dynamique de groupe
kiki jolie yves vivant
moi sûre de moi très à l’aise je me sens plus intelligente que les autres nanas
je ne crains plus personne
le décorateur donald
voix belle dans les flammes
il m’appellera
j’avais oublié tant de choses
et déjà je suis retombée dans le cycle du boulot
mercredi 23 mai
a g
histoires dans le département droit
tout le monde s’étripe
même moi je deviens agressive
un assistant a très peur de moi paraît-il
il fait beau
on rentre de la fac
jeudi 22 mai
a g
on travaille
on discute
on se passionne
on s’engueule
surtout
il y a des rapports de personne et des règlements de compte dans toutes ces salades
meeting de la ligue communiste à la mutualité avec daniel bensaïd henri weber et le camarade candidat à la présidence de la république alain krivine
je rentre avant qu’il prenne la parole
philibert a encore pris une communication pour moi
donald a téléphoné
je le savais
vendredi 23 mai
je rappelle donald
il m’invite ce soir
il vient me chercher
triumph blanche décapotable
voix grave voix belle
il parle il me parle
yellow submarine des beatles à la radio
la coupole
visages connus visages quittés tout à l’heure à vincennes à l’a g de droit
donald dit qu’il se sent vieux soudain près de moi
seine il pleut doucement sur la capote de la voiture
il m’embrasse
il m’emmène chez lui
il me prend sur des fourrures blanches
il croit que je suis plus faite pour les fourrures que pour les pavés
samedi 24 mai
au réveil enveloppe glissée sous la porte
c’est pour anne un relevé de la b n p banque nationale populaire
mais dessus au crayon en fautes d’orthographe que je reconnais toujours
— la révolution ?
— ouai
— avec qui ?
— y a personn !
suit une citation
am For you sir
entre parenthèses Roméo et Juliette
Sch
encore une faute Shakespeare n’a pas de c
en signature un soleil
il est revenu
pourquoi aujourd’hui
pourquoi maintenant que j’ai trouvé quelqu’un
ce soir en rentrant je vois un ticket de métro qu’il a dû glisser dans la porte
pour savoir si j’étais rentrée
dimanche 25 mai pentecôte
je travaille pas mal
j’attends le retour d’anne ce soir
don m’appelle
il m’invite
anne rentre
je le rejoins
est-ce de savoir pierre revenu à paris
mais je suis nerveuse
je me déteste quand je suis comme ça
et ça me rend encore plus nerveuse
don m’emmène à la contrescarpe
j’en tremble
brendan brendan
le centre du monde
en tout cas nous faisons très bien l’amour
je me sens devenir plus douce plus pleine
et au réveil il me fait un énorme petit déjeuner
je rentre quittant l’île saint-louis tendrement ensoleillée
hélène yannis
je travaille
mardi 27 mai
j’ai déjà perdu mon agressivité vis-à-vis de luc et des autres
au fond je m’en fous
ou j’ai oublié mes rancœurs
je me sens moins concernée par vincennes
il n’appelle pas
je travaille mal
mercredi 28 mai
valérie
bébés
articles sur naissance et sur attente
brusquement j’ai devant moi l’image
d’un petit garçon
issu de moi
qui ressemblerait à don
un petit garçon tout rond
avec beaucoup de cheveux
mon dieu
que j’ai mal au ventre
vincennes me pèse
vincennes m’ennuie
je dois je devrais
pouvoir faire
quelque chose
de plus important
comme un enfant
pourquoi ce silence de donald
depuis trois jours
j’en désespère
il est tellement trop occupé
peut-être n’a-t-il pas envie de me voir
j’ai envie de le voir de le toucher
je l’appelle il est occupé
soir il me rappelle
voix rassurante
pas tellement
il me rappellera demain soir
vendredi 30 mai
depuis patrice cournot je m’étais juré de ne plus jamais attendre un homme
juré d’être toujours suffisamment active et occupée pour ne pas penser à un homme
pour ne plus souffrir
pour ne plus jamais désespérer
il y a une semaine j’étais forte de moi
et puis aujourd’hui je ne sais pas j’ai peur l’autre jour d’avoir cassé quelque chose entre nous
ennuis de téléphone
donald ne pourra pas m’appeler
moi de vincennes je l’appelle
j’entends sa voix mais il ne m’entend pas
est-ce un symbole
je le perds
après il est trop tard
il est parti
mais j’ai tellement mal dans mon ventre
samedi 31 mai
tout à l’heure je pensais que maman était la personne au monde que j’estimais le plus et que j’arriverais à lui faire comprendre mon amour et à me rapprocher d’elle seulement lorsque j’attendrais moi-même un enfant
elle vient de m’appeler
pour m’apprendre
et je l’ai deviné avant qu’elle me le dise
youennick et rosa attendent un enfant
mon dieu j’en suis heureuse
mais moi je sers à quoi
soir
donald m’appelle
hier soir il a essayé pendant une heure de m’appeler
il voulait que j’aille dîner avec lui chez des amis
ce mois de mai a été pas mal
je me suis vue proposer un travail intéressant
puis comme je me languissais d’être amoureuse
au moment où j’y pensais le moins parce que je travaillais beaucoup
j’ai fait une rencontre
elle a mis un peu de poésie dans ma vie
puisse-t-elle y rester
pour la première fois de ma vie j’ai le sentiment d’être avec un homme
Écrit en mai 1969, publié in Maquisards du Bois de Vincennes, Gaelle Kermen, 2011 books2read.com/u/brG76M
mardi 1er avril
ancenis la cana
la pilardière mme lambert
mercredi 2 avril
départ kerfany
samedi 5 avril
départ paris
16 h rendez-vous enghien docteur fleury
dimanche de pâques 6 avril
saint-leu
mercredi 9 avril
daniel
jeudi 10 avril
société polygraphique photos petrus
vendredi 11 avril
féraud kiki
cérémonie secrète mia farrow liz taylor
du lundi 14 avril au vendredi 18 avril
boutique féraud remplacement de la standardiste dany
dimanche 20 avril
rémy
lundi 21 avril
casamayor
mardi 22 avril
je suis heureuse de vivre
comme j’ai été rétribuée par la maison féraud j’ai pu m’offrir le dernier livre de casamayor
mon premier
féraud trouve que je ressemble à foujita
c’est vrai
j’ai écouté bernard lambert toute la soirée sur les cassettes que j’ai enregistrées chez lui ou à la c a n a coopérative agricole la noëlle ancenis
je n’ai pas lu lénine
mais je m’en fous
lénine il est mort
lambert il est vivant
et je suis heureuse
mercredi 23 avril
goût d’orange comme à courchevel dans le chalet où kiki m’avait emmenée après ma tentative de suicide
au fond j’ai eu beaucoup de chance
je ne pense pas avoir tellement appris depuis le lycée
j’ai surtout désappris et j’ai appris à désapprendre
c’est sans doute pourquoi le camarade casamayor pense que j’ai tout compris
dimanche 27 avril
marché avec simon
soisick filou catherine jean la bande à belon
vent du large
effluves de mer
rayons de soleil
ce soir résultats
à l’huma en bas branle-bas de combat
slogans de mai atmosphère des grands soirs de fête où tout semble devenir possible visages dans la foule
jacques de l’occupation sorbonne
étrange sourire
l’internationale
on va agir
on sera responsable
après tant de temps
enfin
Écrit en avril 1969, publié in Maquisards du Bois de Vincennes, Gaelle Kermen, 2011 books2read.com/u/brG76M
(Les notes entre parenthèses sont de février 2019, en particulier pour préciser les noms de quelques personnes dont je ne donnais que les prénoms. Certaines sont devenues célèbres.)
Transferts de dossier entre la Sorbonne, la fac de Nantes et le Centre Universitaire Expérimental de VincennesJustificatif de diplôme de la Sorbonne lors du transfert des dossiers entre Universités CELG (Certificat Etudes Littéraires Général : Philosophie, Latin, Anglais)
samedi 1 février
9h30 droit constitutionnel
je n’arrive évidemment pas à me lever pour aller à vincennes où j’ai rendez-vous avec michel mon petit camarade
tant pis
d’ailleurs il y a ce foutu déménagement à faire
gilbert ne vient pas
je suis furieuse
d’accord ça ne l’amusait pas de venir nous aider mais moi non plus ça ne m’amusait pas de le présenter à kiki vu que kiki ne pouvait plus entendre parler de pierre et qu’elle met tous les frères dans le même sac
elle n’a sûrement pas tort
donc je les considère comme n’existant plus
maya (Evic) vient en voisine nous aider avec deux amis
philibert aussi
sympa
dimanche 2 février 1969
j’ai bien dormi
il s’agit ici de prendre possession de l’espace
ce dont nous n’avons pas l’habitude
je fais la cuisine
bien
sur ce minuscule camping-gaz
l’après-midi yvon (Yves Petit de Voize) vient
il joue à m’interviewer sur la mini-cassette en tant que contestataire de vincennes
puis arrivent maman grand-mère le cousin et sa femme qui persiste à m’appeler cousine ce qui m’agace fort
tout le monde me fatigue
j’ai horriblement mal au dos et je dors très mal
michel de vincennes m’a curieusement manqué tout le week-end
tout jeune sans doute
l’an dernier il était encore lycéen il faisait partie des c a l comités d’actions lycéens en mai dernier
tout enthousiaste
j’aime ça
les gens qui vivent et ne sont pas encore usés ni désabusés
intacts
lundi 3 février
je n’ai pas du tout envie de me lever pour aller au cours à neuf heures
j’ai le corps tout endolori
et puis comme je suis réveillée j’y vais
en allant vers le bus j’entends un sifflement appel
c’est michel on se retrouve toujours
cours de libertés publiques avec casamayor
un drôle de bonhomme très sympathique qui nous parle de langage et de cohn-bendit et de contestation et de camarades
qui nous donne un devoir en nous disant
dites-moi ce que vous pensez vous
n’allez pas chercher dans les livres
c’est la première fois de ma vie qu’on me demande de penser pour un devoir
au déjeuner je ne retrouve pas michel
je suis furieuse contre moi-même de l’attendre et de le chercher plus ou moins consciemment
je me résous finalement à aller à la bibliothèque lire le bouquin d’aron sur la société industrielle
je me réfère aussi à chevallier
et me passionne pour montesquieu
mon dieu commencerai-je enfin à comprendre les choses
mais j’ai mal aux dents
mardi 4 février 1969
courses pour ma sœur et l’appartement
je ne vais pas à la fac aujourd’hui
tant pis je ne verrai pas michel
mais il faut que j’aille voir l’oculiste j’y perds beaucoup de temps
puis je passe chez aurélia lui apporter l’ensemble en tricot fait par maman
elle prévoit que demain les flics seront sur les campus et autres conneries dramatiques de son genre elle est folle je pars vite
je rencontre une amie de la fac de droit d’il y a deux ans une jolie petite vietnamienne elle a revu récemment jacques mon meilleur copain d’alors j’aimerais le revoir
hélène n’est pas chez elle
j’achète chez maspero raymond aron et le themis de touchard je fais mon dernier chèque
je dois lire aron pour demain
la situation universitaire s’aggrave
ou peut-être est-elle excellente comme dirait le camarade mao
mercredi 5 février
cours avec rouvier
il parle à la fin du risque de fermeture de vincennes
je lui ai posé la question au cas où une grève serait décidée
la fermeture dit-il se fera département par département
d’abord ceux qui n’ont pas encore commencé comme la socio et la philo
dans l’escalier du restau u je retrouve michel il y a longtemps qu’on ne s’est vus oui on commençait à s’ennuyer nous déjeunons ensemble
hier des c d r comités de défense de la république ont menacé de venir
ça a été un ridicule branle-bas de combat
après le repas je me fais draguée par un jeune con qui doit être réac et je perds michel
cours de théorie marxiste un joli minet me sourit de ses yeux bleus
le chargé de cours lui-même engage le débat
le minet continue sur la grève
je donne l’information de rouvier
je retrouve le minet à l’ag il est anar c’est trop joli ça
il est tout doux
un doux anar c’est rare
grève votée hélas nous restons dans les cours à discuter
mon minet anar est très caressant je flirte avec lui en rentrant mais je rentre
jeudi 6 février 1969
je n’ai plus envie de flirter entre deux métros
je n’ai pas envie de revoir mon petit anar d’hier
d’ailleurs il vivait chez papa-maman
dentiste puis visite à hélène au lieu d’aller en socio où il sera
nous prenons le thé
maïté se ramène elle m’apprend que pierre est parti
de toutes façons il y a longtemps que je le considère comme parti
je l’avais même oublié
vincennes sciences po
michel n’est pas là mais philippe (Philippe Houzé) compte sur moi pour expliquer la situation
c’est dur dans ce groupe qui dit on veut travailler
a g un monde fou
je vois glücksman mais pas michel
je reviens au cours
ambiance idiote
philippe est sympa
michel arrive enfin il est furieux de voir un cours en amphi
plus tard nous discutons avec le prof et trois types réacs dont mon dragueur
j’ai envie de pleurer
michel aimerait peut-être me consoler
nous sommes déçus
vendredi 7 février 1969
que faire pour lutter mon dieu je ne sais plus
la grève active ne servira à rien
alors la défendre parce que je suis en minorité et engagée dans une idéologie
j’ai envie de pleurer
cinq heures trente a g
michel vient d’arriver nous nous trouvons tout de suite
il dit qu’on ne s’est pas tellement vus
que plusieurs fois il m’a cherchée vainement
c’est gentil ça
j’appelle gérard chez rychter
il prétend que les modèles ne marchent pas
il ne sait pas quoi faire
il a pas l’air d’aller bien je dois le voir lundi
a g glücksman parle bien un autre aussi
je suis avec michel et deux copains dont un de droit très sympa
je vais au cours de droit constitutionnel
discussion avec des types de l’a g e v
ils sont durs à convaincre ces réacs
je vais chercher michel et l’autre mais l’a g est finie je les ai perdus
je rencontre yannis
je retourne au cours
discussion toujours presque risible
pourquoi ça vous gène les flics dans la fac
évidemment on se demande
samedi 8 février
en quittant vincennes hier soir j’ai retrouvé michel dans le métro avec ali l’iranien connu au buci ami de brendan c’est marrant (une scène d’Aquamarine 67)
mais je suis rentrée pour travailler
matin de neige je tousse
hélène élise
soir à la radio j’entends annoncer que cent quatre-vingt-trois étudiants ont été choisis par le doyen sur les deux cent vingt qui ont occupé la fac le vingt-trois janvier ils risquent la même sanction que ceux du rectorat de la sorbonne
recevrai-je une lettre
je me demande si je ne suis pas enceinte
je le serais de pierre et ce n’est plus le moment
je n’ai pas le droit d’attendre un petit bébé encore et c’est mon drame
j’ai tellement envie d’aimer
dimanche 9 février 1969
dimanche ensoleillé
errances dans quelques bouquins dont marcuse qui avec le pouvoir de sa pensée négative me dynamise
visites
philibert
hélène et yannis
discussions
c’est bien je m’affirme
j’ai le pouvoir de l’humour
ce qui m’effraie le plus dans le mouvement c’est qu’on perd cet humour qui était notre plus grande force
quand je vois ces discussions agressives et hargneuses je suis triste
c’est tellement bête
fini à trois heures du matin mon devoir sur le langage pour le cours de libertés publiques de casamayor qui nous a demandé ce que nous en pensions
c’est la première fois en autant d’années d’études qu’un prof me demande mon avis
je suis assez contente de moi
maintenant je sais m’engager
j’écris pas trop mal
j’ai une faim énorme de travail et d’amour
lundi 10 février 1969
libertés publiques devoir sur le langage
cours de casamayor qui m’autorise à partir vers dix heures trente pour me rendre à l’a g concernant ceux qui ont été emmenés à beaujon
projets de lettre en réponse au recteur
à la fin de l’a g je retrouve emmanuel du c r a c sorbonne pas vu depuis longtemps
michel a reçu sa lettre samedi matin il est avec une nana de son groupe d’éco po et je le perds de vue rapidement
je déjeune avec emmanuel puis nous allons à la bibliothèque
je tombe sur un bouquin de libertés publiques
l’oppression et la répression me révoltent
il faut arrêter ça
faire quelque chose
une grève de la faim
j’y crois
tout semble perdu
perdu pour perdu autant aller jusqu’au bout
à l’a g je me retrouve assise à côté de corinne connue cet été à kerfany
elle aussi était à beaujon
je retrouve michel il semble assez abattu
je propose mon projet de grève de la faim
on me le déconseille
films sur mai
je suis toujours révoltée
je rentre
je n’ai pas encore reçu ma lettre
mardi 11 février 1969
dix heures les types du téléphone me réveillent (pour la pose de la ligne)
je me sens horriblement mal
nausées vertiges
serais-je vraiment enceinte
hier j’ai repris normalement mon contraceptif
ça se bat peut-être là-dedans
si nous avons fait un bébé c’était au moment où nous avons vu rosemary’s baby
vraiment non merci
je n’en veux pas
onze heures moins le quart le facteur m’apporte ma lettre recommandée
vincennes sous la neige
michel tout de suite
je vais signer la lettre collective
on va au quartier sous la neige
au ramsès j’ai le temps de serrer la main de jacques bleiptreu d’embrasser françois donzel toujours aussi barbu
sorbonne déprimante
on rentre par maspéro
marcuse
soir on a le téléphone
on appelle nantes
gene a accouché hier
sa petite fille n’a pas vécu
je suis trop démoralisée
mercredi 12 février 1969
lire bouquin aron
socio économie
matin réveil normal je n’ai pas de bêtes nausées
j’essaie d’appeler la clinique de nantes c’est pas libre
cours de rouvier
je ris tout le temps sauf au cours de rouvier
malgré ses grands efforts rouvier est la seule personne qui ne me fasse pas rire
je bouffe avec un petit minet de socio mignon marrant intelligent avec des problèmes adolescents encore
théorie marxiste le prof veut créer un groupe de militants
je suis d’accord on doit se retrouver avec l’a g et le cours de nicos poulantzas
a g avec rémy kolpa-kopoul du comité d’action tout doux tout jeune
la plupart des étudiants sont tout doux et tout jeunes j’aime
de plus en plus de types de droit viennent me voir en dehors des cours pour discuter
poulantzas et son cours sur le fascisme
rémy m’y a suivie et nous restons ensemble ensuite pour discuter avec le prof de théorie marxiste
on veut faire des tracts le type tape le texte on cherche du papier on n’en trouve pas mais on rencontre beaucoup d’appariteurs musclés
je rentre avec le prof
jeudi 13 février 1969
exposé sur tocqueville
nuit agitée
au matin rêves de pierre
réminiscences de ses caresses de ses meilleurs baisers
eau port pont bateau
devoir à faire mais je préfère l’amour
appelé gene
elle semble toujours très forte mais flanche en me parlant
c’est atroce on a l’impression qu’un amour immense et inconditionnel peut être totalement stérile et vain
on ne peut empêcher l’impossible
j’arrive vers quatre heures à la fac à la sortie d’une a g
j’apprends que s’est créé un groupe d’intervention droit qui a décidé d’aller à la gare de l’est ce que je crois inutile
ça les déçoit beaucoup car ils le disent eux-mêmes ils viennent de se réveiller
je reste tirer des tracts
je retrouve michel dans une a g spontanée après la manif
nous traînons tard dans la fac et rentrons ensemble
vendredi 14 février
le jeune michel est de plus en plus caustique
il me rappelle l’esprit de guy s de saint-leu
j’ai enfin des lunettes
d’ailleurs on ne voit plus qu’elle je disparais derrière
ça me plaît
vincennes vers deux heures
film sur les black panthers et débat très intéressant avec julia herve du s n c c student nonviolent coordinating committee
je retrouve marianne
plus tard je retrouve aussi mais lui après trois ans daniel domingo et ça me fait très plaisir c’est lui qui a ouvert mes yeux sur l’art les peintures les sculptures les galeries les musées
il fait très froid à vincennes
je n’ai pas vu michel
il déserte
il faudrait que je travaille
mais je sais que tout ce temps qu’on perd à discuter on le gagne
samedi 15 février
marché de la porte saint-martin
je distribue des tracts pendant que ma sœur fait les courses
froid terrible qui me gèle les doigts les pieds la bouche
je crains que le militantisme ne soit pas fait pour moi ni moi pour lui
douce après-midi
ma sœur tape des articles pour gault et millau
je revois mon programme de droit constitutionnel
ces trois dernières années d’errance n’auront pas été vaines
je comprends un peu mieux maintenant
soir train saint-leu
fridu et cendrine mes animaux
dimanche 16 février 1969
rêves terribles de feu et de mort
je suis brûlée vive et enterrée mais pas tout à fait morte
et de nouveau le feu
puis plus tard rêve de pierre bien sûr
je lui en voulais horriblement
mais de quoi au fond
symboles oniriques de rosemary’s baby
le bébé de gene
le mien
j’en aurais tellement voulu à pierre s’il m’avait fait un bébé
parce que ça aurait été ma faute et parce qu’il n’est plus là
de toute façon consciemment ou non je lui en veux
et ça me rend folle
à part ça neige
je m’engueule toujours avec maman qui m’énerve
je réétudie mon livre d’histoire de seconde et ça me passionne
lundi 17 février
neige sur vincennes
c’est très beau
fourquet à cestas a tiré sur ses deux gosses et puis sur lui quand ces salauds de flics ont donné l’assaut
aberration de la soi-disant justice bafouée paraît-il et la police ridiculisée par elle-même
philippe au cours de libertés publiques
philippe au restau u
michel trente secondes
philippe au cours de droit constitu
philippe à la bibliothèque
jusqu’à ce que je quitte la fac
décidément je suis au mieux avec les biscuits geslot et voreux
marianne au téléphone
puis j’appelle michel
on parle longtemps ça m’étonne en général les types n’aiment pas rester au téléphone
j’ai envie de travailler plus
mardi 18 février 1969
j’aurais aimé que hélène me coupe les cheveux mais quand j’arrive rue guisarde elle est dans son lit et pleure
peu à peu elle m’explique que yannis et elle vont se séparer
il est là aussi mais descend acheter des cigarettes
elle m’expose la situation
elle est à bout de nerfs
alors je me souviens trop de ma propre situation il y a un an maintenant et de l’attitude qu’a eue kiki avec moi quand elle m’a secouée pour me réveiller
j’aimerais que hélène se lève et vienne avec moi
il faut qu’elle parte même une seule nuit
mais je ne peux pas la forcer
ils se disputent
ils ont les mêmes réactions que pierre et moi
je me sens étonnamment forte mais ça me désole
c’est tellement vain
mais christian duc notre ami vietnamien adorable arrive
le courage de sourire et même de rire revient
quand je rentre je trouve kiki devant ma porte du boulevard poissonnière
elle passait là sans savoir que j’habitais là maintenant
elle s’invite avec yves et son copain d’auvergne serge déjà vu chez féraud
nous passons une excellente soirée
ma sœur a invité une collègue d’un certain âge olga qui revit et rajeunit au milieu de nous
mercredi 19 février
hier je me suis surprise à dire à brigitte de la boutique féraud qui m’appelait pour prendre rendez-vous pour la collection
mais je suis très heureuse de vivre
je n’aurais pas pu dire ça il y a un an
et kiki le sait qui a suivi mon évolution pour finalement me récupérer à l’hôpital
tout ce que je dois à kiki
tout
elle est heureuse de me voir enfin installée dans un appartement stable clair propre agréable et confortable
et puis seule enfin
sans des individus comme pierre ou ses frères qui me minaient
3h collection féraud rue du faubourg saint-honoré en face du palais de l’élysée
certains trucs que j’adore qui m’iraient très bien avec des contrastes de couleurs mais beaucoup de choses me semblent trop classiques pour féraud
je n’arrive pas à joindre gérard rychter
il faut absolument que je gagne de l’argent
europe soir
casamayor parle de cestas et de la justice
jeudi 20 février 1969
joli temps plein de soleil
hélène téléphone elle va bien
avec yannis ça va
ça ne me semble que partie remise
elle le sait mais ils ne peuvent pas se résoudre à une séparation
j’arrive à vincennes après quatre heures
à l’a g rémy tout chaud tout doux comme d’habitude
préparation de l’action de demain journée anti impérialiste
puis nous montons au cours sur marx et le marxisme
je connais une demi-douzaine de personnes déjà dont germinal l’anar ami de dany cohn-bendit connu il y a trois ans
après je vais au cours de sciences po avec une camarade journaliste un peu noire
michel arrive me voit ou ne me voit pas et se met de l’autre côté
je suis furieuse
mais je prends ma revanche quand philippe se dérange bruyamment et traverse tout l’amphi pour s’asseoir à côté de moi
ça n’a pas d’importance au fond
à l’entracte joël me rejoint aussi et michel vient dîner avec moi
nous restons ensemble très tard à la cafétéria
il est toujours très caustique
vendredi 21 février 1969
il fait beau merveilleusement beau et si doux
c’est un avant-goût du printemps
cours avec poulantzas
je me trouve en face de christian gaspard qui m’avait raccompagnée un soir au quartier il est un des membres valables du c a comité d’action avec glücksman salmon et quelques autres
puis bibliothèque où je retrouve certains types sympas de droit
michel arrive aussi
j’ai beaucoup de mal à travailler lénine
il fait beau
je suis très vibrante
le drapeau f n l front national de libération du sud vietnam flotte sur la fac dans un vent léger
brusquement je vois daniel l’ami de marianne traverser la bibliothèque et sortir
je le rattrape sans savoir pourquoi
il n’a pas vu marianne depuis longtemps
il me plaît soudain dans ce soleil avec le ciel bleu et rose comme ma robe
il dit que je ressemble à une petite japonaise
une amie passe et dit
oh tu es adorable comme ça
samedi 22 février 1969
je crois que je suis en train de tomber amoureuse
j’ai rêvé et rêvé de daniel
ça m’étonne
j’ai follement envie de lui
j’ai envie de vivre
j’écris très mal
j’entre sans doute dans une période qui ne me laisse pas de place pour écrire puisque je crève de vivre
dessiné aujourd’hui pas mal dans le soleil
vu ce soir sur les grands boulevards en bas de chez nous le film delphine de éric le hung avec dany carrel frédéric de pasquale et maurice ronet
juste agréable pas très profond et déprimant sur le milieu de la mode
quelques robes féraud qui m’iraient encore
un style des gestes une silhouette qui ressemblent à kiki ou à moi en plus ronde
une belle voiture des arbres du mouvement un homme
dimanche 23 février 1969
je voudrais
me marier
bientôt
entre les pommiers en fleurs
près des talus en primevères
à la petite chapelle de kermen
sur le chemin de la source
journée de ciel en nuances
piscine balade
mais trop de monde dans les rues
on rentre on goûte
et je m’endors comme un bébé
le soir je me mets au travail pour faire les devoirs sur les oppressions et la liberté demandés par casamayor pour demain
je me choisis un titre
répression garantie de la liberté
je travaille jusqu’à quatre heures et demie du matin
j’aime travailler la nuit ici quand le boulevard devient enfin calme
marcuse toujours lui
et il a soixante-dix ans
lundi 24 février 1969
mauvais réveil pas assez dormi et mal
je suis nerveuse et de mauvaise humeur ce qui m’arrive rarement
ma sœur est très gentille car elle pourrait m’envoyer balader
mais sa gentillesse m’agace encore plus
après son départ je fais de la gym pour me calmer
mais ça ne m’empêche pas d’avoir une gueule horrible
cours près de philippe
je reste nerveuse parce qu’il ne m’a pas proposé d’entrer dans son futur mouvement politique comme il l’a proposé à d’autres
me croit-il non valable
puis beaucoup de gens au repas entre philippe toujours et rémy et mon petit anar d’un soir et puis vite marianne
mais où est daniel
et puis brice (Brice Lalonde)
même brice qui dit
tu es toute rose
je réponds toujours
ah
et yannis
et michel devant qui je passe très vite
cours avec philippe on s’entend bien et c’est passionnant
plus tard je le retrouve à la bibliothèque il discute avec un voisin
moi je m’avale en deux heures à peine les luttes de classe en france de marx et engels
puis philippe me parle de ses problèmes pour le mouvement et je comprends qu’il m’impliquait a priori dans son truc
je suis flattée mais il me laisse toute liberté d’adhésion ou non à ce nouveau parti socialiste destiné à rajeunir le s f i o section française de l’internationale ouvrière
simplement il refusait de me recruter comme d’autres
puis longtemps il me parle de ses problèmes
ça m’ébranle ça m’inquiète un peu ça me flatte aussi
est-ce mon physique qui lui donne cette confiance en moi
mon physique de petit page comme il dit
je n’ai pas vu daniel le soir
peut-être n’était-ce qu’une illusion entre deux rayons de soleil et un fragment de ciel
mardi 25 février 1969
mardi long et lent
je perds beaucoup de temps à feuilleter des livres dans les libraires proches de la maison dont la librairie nouvelle en bas de l’humanité voisine
puis tardivement je me lance dans un bouquin d’histoire
je n’ai pas fait grand chose
zut
mercredi 26 février 1969
je me réveille trop tard pour aller au cours de rouvier mais je m’en fiche
son cours est hors sujet
je préfère rester étudier l’histoire du sort des paysans avant de foncer à vincennes où j’écoute pendant deux heures sans relâche le cours sur la lutte des classes et le 18 brumaire
enfin je suis l’histoire j’en comprends le sens tout s’éclaire
ensuite le cours de poulantzas sur la théorie marxiste du travail me paraît évident
il m’aura fallu deux ans de droit et un de sorbonne pour comprendre ça
puis au restau u marianne qui s’étonne de me trouver toujours aussi pimpante et daniel arrive
j’aime le regarder droit dans le visage au cœur des yeux
j’aime son autorité
j’aime moins la présence de marianne parce que je la gène malgré elle
jeudi 27 février 1969
margot ma cousine me réveille au téléphone elle est à paris c’est formidable
elle arrive vers midi et demie toujours en retard
je suis ravie de la revoir
elle m’accompagne chez le dentiste et en m’attendant va se balader du côté de la sorbonne
puis nous allons vers la rue d’assas attendre simon à l’i s e p institut supérieur d’électronique de paris
en chemin une douleur commence à envahir mes muscles du dos puis des épaules et enfin de la poitrine je respire avec peine et quand je m’assieds à l’école électronique c’est la crise d’asthme
la vieille secrétaire douce et dynamique m’offre du rhum et du thé
de l’alcool comme marcel proust quand il prend le train pour balbec avec sa grand-mère
simon est en cours
en attendant le bus je suis obligée d’entrer dans une boutique
la fille est aussi très attentionnée
je retournerai lui acheter des pulls
la douleur cette nuit persiste encore
j’ai affreusement envie de vivre
pas de mourir
vendredi 28 février 1969
j’ai mal toujours mal
chaque mouvement chaque souffle est une torture
je dois pourtant aller à maubert porter des trucs pour gault-et-millau
je grelotte je transpire
j’ai mal au dos
je rentre enfin
après un œuf à la coque et un yaourt je m’offre un whisky à l’aspirine et je m’endors
le soleil erre sur les murs
je voudrais
je veux
daniel
je me sens perdue
j’ai mal
rien n’a d’importance
dans vingt jours je l’aurais peut-être oublié
mais peut-être aussi
l’aurais-je
aimé
Écrit en février 1969,
Gaelle Kermen, Kerantorec, le 28 février 2019
Recto de la lettre recommandée du restorat arrivée en retard en raison du déménagement de l’île Saint Louis au 10 boulevard Poissionnière.Un seul feuillet plié et agraffé pour être sûr qu’on avait reçu la lettre recommandée.
Il y a cinquante ans, au mois de janvier 1969, je m’inscrivais à la nouvelle université de Vincennes, appelée alors Centre Universitaire Expérimental de Vincennes, le CUEV. Je reprends mes notes publiées dans Les maquisards du Bois de Vincennes et le Journal 60 pour donner une idée de l’ambiance de l’époque. J’ai aimé cette fac, plus que la Sorbonne et la fac de droit d’Assas. Je m’y suis sentie comme un poisson dans l’eau. Elle a forgé mon esprit critique, m’a donné de bonnes bases culturelles, une excellente méthodologie et les techniques de lecture rapide et de frappe dactylographique qui me servent encore tous les jours. Ces articles sont ma contribution à la célébration des 50 ans de Vincennes.
Mon Journal de l’année 1969 n’a pas été écrit sur un cahier à grands carreaux Héraclès ou Clairefontaine comme les autres années. J’ai pris mes notes sur un agenda disposant d’une page par jour. Le style devient plus rapide, plus concis. Toujours sans ponctuation ni majuscule.
J’ai changé des prénoms pour la publication des cahiers 1960. Pierre est le Michel des Pavés à la plage Mai 68 vu par une jeune fille de la Sorbonne. 69 fut une année érotique, ô combien érotique ! Mais dans ces pages de cinquantenaire, j’élague cette partie intime pour conserver ce qui concerne la fac de Vincennes. Je garde tout ce qui est repérages de l’époque, comportements, modes de vie, styles, mobilier, objets, cuisine, livres, films, théâtre, restaurants, cafés, politiques…
***
Le mois de janvier me voit décider de quitter Nantes où je m’étais inscrite à la Faculté des Lettres, pour m’inscrire à Vincennes, la nouvelle université, créée pour répondre aux demandes des étudiants de Mai 68. J’y retrouve de nombreuses personnes connues à la Sorbonne ou au Quartier latin.
On me propose de travailler comme styliste de mode chez Rychter, une marque de tricot. Je reste à Paris chez ma sœur, d’abord dans l’île Saint-Louis, après le déménagement du Pot de fer. Puis, au 10 boulevard Poissonnière, quand elle devient secrétaire de la revue Gault-et-Millau et qu’elle bénéficie d’un logement de fonction, à côté de l’immeuble de l’Humanité, face au cinéma Le Rex.
Au cours de janvier 1969, je déménage de Nantes, 44, à l’île Saint-Louis, 4e, et de la rue Visconti, 6e, au boulevard Poissonnière, dans le 10e.
La vie à Vincennes commence. Intrépide, rapide, ardente, passionnée, enthousiaste.
Mercredi 1er janvier 1969
réveillon dans un lit avec ma sœur dans l’île saint-louis où elle habite en ce moment et où je l’ai suivie beaucoup dormi raté rendez-vous avec la bande à geismar et glücksman au balzar parce le balzar est fermé le mardi et puis assoupissement de l’île … télé julie driscoll et les beegees je suis contente de commencer quelque chose de nouveau surtout une année que ça soit positif
Jeudi 2 janvier 1969
douceur de l’île saint-louis les matins qui s’étirent envie de robe de velours mais envie de formes modernes
dynamisme piscine
je n’arrive pas à me décider si je rentre à nantes dans quatre jours ou si je reste à paris pour m’inscrire à vincennes pour foncer être entièrement dans le coup … au ramsès où je ne fais que passer bleiptreu me donne d’autorité le téléphone de rychter la maison de prêt-à-porter tricots pour mon avenir créateur est-ce un signe si j’ai un boulot je reste à paris d’autant que peut-être je serai logée gratis
Vendredi 3 janvier 1969
je crois que je vais rester à paris intuition bien commencer quelque chose pour arriver quelque part at least at last …
Samedi 4 janvier 1969
… alexandra m’appelle aurélia m’appelle j’ai beaucoup d’amies on a voulu aller à vincennes mais la fac est fermée
ma sœur vient de se voir proposer un boulot sensationnel secrétaire assistante dans une revue gastronomique et touristique faite par les critiques gault et millau en plus on lui propose un appartement de trois pièces cuisine salle de bain et tout
nous pourrons habiter ensemble en étant indépendantes et travailler surtout moi parce que ce n’est pas au quartier mais près du sentier et des trucs de couture …
Dimanche 5 janvier 1969
saint-leu crise d’asthme of course au fond comme ça j’échappe au repas de famille avec ma grand-mère mon cousin et sa femme qui est assez fatigante parce qu’elle pose des questions sans écouter les réponses
je tricote quand je vais mieux je mets l’après-midi à lire le monde d’hier
je me sens désormais personnellement concernée par les problèmes internationaux et intérieurs maintenant que je suis au courant l’essentiel c’est d’être dans le coup
j’ai aussi des envies de robes d’hôtesse au tricot longues et mousseuses
retour le soir dans l’île saint-louis …
Lundi 6 janvier 1969
c’est fou ce que je dors dans l’île
mon frère louis vient enregistrer des disques de dylan avant de regagner la caserne demain il part à djibouti où il sera moniteur de voile pendant son service militaire
piscine je nage beaucoup et mieux
vincennes beau soleil d’hiver sur le bois
a g dans truc moderne ça me plaît
la première personne que je rencontre est une fille rencontrée à la sorbonne l’an dernier elle fait partie du comité d’action
je rencontre aussi un m l marxiste-léniniste qui enseignera en philo ou socio et une fille qui nous avait apporté à la trésorerie du fric donné par les chanteurs de bobino en grève active
au ramsès bleiptreu me dit de téléphoner le plus vite possible chez rychter qui a besoin d’une modéliste il l’a vu hier mais je n’arrive pas à le joindre … ma vie à venir risque d’être formidable
Mardi 7 janvier 1969
aller à vincennes pour transfert dossier de nantes …
vincennes sous les pluies un peu triste mais envie folle de commencer enfin un genre d’enseignement nouveau
buci passage soloman me parle de pierre mais qu’est-ce qu’ils ont tous à me parler de lui heureusement que je crève d’humour et que je m’en fous …
Mercredi 8 janvier 1969
aller à vincennes 2 h christine au ramsès alexandra 5 h téléphone gérard aller chez rychter …
perdu mon temps avec christine et alexandra puisque j’arrive trop tard à vincennes pour m’inscrire
mais entrevue intéressante chez rychter je crois avoir compris ce qui m’est demandé une de mes qualités est de comprendre vite
Jeudi 9 janvier 1969
il fait beau à nantes merveilleusement départ très tôt le matin pour nantes où je rentre chercher mes affaires je n’ai plus l’habitude de me lever si tôt il va falloir la reprendre pour travailler il me faut tellement tellement toujours travailler … c’est un peu dommage de partir mais je ne regrette rien
Vendredi 10 janvier 1969
lever tôt aussi aujourd’hui pour repartir à paris avec tonton francis et le petit erwan … je commence à noter des idées de tricots
Samedi 11 janvier 1969
je me mets sérieusement au travail mais appels téléphoniques de mes meilleures amies … je me fous des histoires de nanas
après-midi visite du futur appartement boulevard poissonnière sur les grands boulevards face au cinéma rex à côté de l’humanité plein sud avec balcon ça va être sensationnel jamais nous n’aurions pu espérer ça
en tout cas je vois parfaitement ma chambre très moderne très nette avec un mur en vitres une table à dessin assez grande devant la porte-fenêtre et cetera j’y travaillerai très bien …
Dimanche 12 janvier 1969
ma sœur part à saint-leu vers 11 heures passées je vais à la piscine de pontoise après m’être baladée du côté de la mouff je nage beaucoup sans fatigue maintenant je rentre je bouffe me fais jolie et note quelques idées
puis je sors pour aller chez pierre puisque j’ai besoin de dessins qui sont restés rue visconti et que ce matin aurélia m’a appelée pour me dire qu’il me cherchait et qu’il fallait que je me méfie comme si je ne savais pas que pierre serait seulement ravi de me voir ce qui ne rate pas
pot au buci puis je l’accompagne chez lui parce qu’il a pour moi une locomotive miniature jouet c’est original comme cadeau de noël il est tellement sûr que je serai une locomotive si je ne rate pas le train
pour ma sœur il me donne un tatou puis je dîne avec lui rue privas
nous avons toujours beaucoup à dire … je rentre et je travaille jusqu’à trois heures du matin
Lundi 13 janvier
7 h 30-8 h gérard rychter
c’est ce soir que je saurai si je serai une grande styliste ou pas la locomotive
plaisir de rencontrer pierre dans la rue d’être invitée à déjeuner ça n’arrivait pas quand je vivais avec lui
symphonie triomphante de mozart et repos entre deux dessins j’ai fait beaucoup de dessins
vu gérard rychter il trouve qu’il y a beaucoup à faire et que je suis très dans le coup peut-être n’est-ce pas assez tricot trop couture
je dois faire d’autres croquis
lui aussi s’inscrit à vincennes
Mardi 14 janvier 1969
je pensais aller à vincennes m’inscrire mais mes meilleures amies décidément ne m’oublient pas de plus les peintres viennent dans le studio alors en attendant mon rendez-vous avec aurélia je dessine … puis je passe chez pierre il est tout beau tout heureux de me voir
son coup a marché il a passeport et tout bref il m’invite à voir mister freedom de william klein puis à manger une côte de boeuf au pop hot
je le quitte à deux heures du matin
Mercredi 15 janvier 1969
inscription vincennes
fragments les chinois avec terzieff
vincennes matin finalement je m’inscris en dominante sciences politiques en espérant que la licence sera créée
vers 6 heures je vais au quartier ne sachant si je vais ensuite à saint-leu ou si je reste avec pierre au cas où il n’a pas oublié qu’il m’a invitée à aller au théâtre voir terzieff dans fragments
je rencontre devant le buci ses frères et maïté qui veut que j’aille avec elle voir pierre rue visconti
je vais chez hélène très triste parce que yannis passe ses journées à vincennes et la laisse seule
puis je trouve pierre au buci il pensait que je ne viendrais pas
théâtre excellent comme toujours avec terzieff
nous dînons au pop hot nous évoquons les histoires de la sorbonne mais c’est dommage je n’ai plus confiance politiquement
je reste la nuit avec pierre
Jeudi 16 janvier 1969
rosemary’s baby avec pierre angoisse mais je connaissais déjà l’histoire je ne suis pas choquée dehors il fait froid j’ai mal au cœur
pierre m’entoure m’offre des huîtres quand nous rentrons j’ai une crise d’asthme je suis nerveuse et révoltée par la poussière de la pièce et la crasse ambiante
Vendredi 17 janvier 1969
pierre a essayé de me calmer mais n’a réussi qu’à aggraver mon état il prétend que je suis injuste qu’il cherche seulement à m’aider et moi je ne supporte pas
je pars tôt … j’ai une crise pénible angoissante
maman arrive je décide rapidement de rentrer à saint-leu avec elle
Samedi 18 janvier 1969
11 h sciences po réunion à vincennes
j’arrive tôt à vincennes enfin un quart d’heure avant la réunion ce qui représente un tour de force les profs auront fort à faire nous n’hésitons plus à les contrer il n’y a plus de barrières hiérarchiques je n’ose pas encore prendre la parole mais ça viendra
un type qui était deux rangs derrière moi vient s’asseoir à côté de moi il est sympa plein de vie je crois que je m’entendrai bien avec lui et c’est pratique de pouvoir désormais tout de suite tutoyer les gens
je rentre dans l’île per-jakez doit aujourd’hui me rapporter les derniers bagages restés à nantes …
Dimanche 19 janvier 1969
faubourg poissonnière
dessins
per-jakez nous réveille toujours ponctuel précis sûr certain solide je suis contente de le voir et puis il est mignon il a un très beau sourire il nous conduit boulevard poissonnière j’aime sa façon de conduire rapide et efficace sécurisante per-jakez c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau en moi c’est toute l’intégrité de l’enfance
je fais mon rideau de toile cirée jaune puis nous rentrons et je dessine jusqu’au soir
pierre n’a pas rappelé pendant que j’étais là
Mercredi 22 janvier 1969
soir rychter grandes discussions il va essayer de faire trois de mes modèles
alors pierre je m’en fous
Jeudi 23 janvier 1969
midi je frappe rue visconti pas de réponse je suis folle de rage maman doit venir tout à l’heure pour m’aider à déménager
je reste avec son frère au buci
à une heure trente nous allons rue visconti pierre a ouvert il paraît très dur et dit qu’il ne pouvait pas ouvrir tout à l’heure bon j’ai compris il y a une nana dans son lit à côté d’ailleurs son sac est là
maman et philibert sont arrivés avec un immense far breton que maman a fait spécialement pour pierre
déménagement nous prenons un maximum de choses
pierre me demande de passer demain à midi pour l’enregistrer sur l’occupation de la sorbonne
boulevard poissonnière je fais des rideaux encore et range l’appartement
à six heures vincennes où je dois avoir réunion d’information de sciences po
des types du comité d’action arrivent flics à la sorbonne profs exclus manifs grève votée avec occupation
arrive le type sympa de l’autre jour je reste manger au restau u et rencontre aurélia
a g à 8 h je décide de rester mon copain est à la tribune glücksman est très beau
Vendredi 24 janvier 1969
toujours à la fac
à une heure à la cafétéria je retrouve mon copain très étonné de me voir là
les voilà aurélia fonce moi aussi mais sans voir grand-chose les c r s courent partout je suis entrée dans le bâtiment c je me retourne les c r s entrent dix mètres derrière moi je fonce tout droit dans l’escalier et me retrouve dans la zone d’autodéfense où je ne voulais pas aller étant non-violente attente longue attente on se sent tous proches révoltés de voir les c r s faire les cent pas en bas devant les amphis
puis attaque je monte au 2e étage avec ceux qui ne veulent pas se battre on étouffe on pleure on entend crier descendez on descend ne les touchez pas
alors vous n’êtes pas mieux là grand amphi on respire si bien ici
attente des autres puis on est tous embarqués dans les cars vers beaujon
à beaujon attente parqués dans des cellules serrés comme du bétail
slogans nous sommes tous des juifs bretons on a tous tué marcovic
fouille identité photos fichage
attente on entend des cris pour nous mettre en condition
je commence à ne plus pouvoir respirer
à trois heures de l’après-midi on nous relâche là dans la rue devant l’hôpital j’ai une crise d’asthme épouvantable
j’appelle ma sœur qui a dû s’inquiéter aurélia l’a réveillée à trois heures du matin pour lui dire que je serais battue matraquée et tout parce qu’aurélia elle s’est tirée elle a eu raison d’ailleurs
je me repose me restaure m’endors
ma sœur revient nous allons dîner chez maya rue de fürstenberg
Samedi 25 janvier 1969
pierre nous réveille au téléphone vers onze heures il est très brillant il ne part pas aujourd’hui parce que les banques sont fermées et qu’il ne peut toucher le chèque qui devait payer son voyage il veut que je l’enregistre sur ses histoires de la sorbonne il n’a pas dormi son appartement avait été mis sens dessus dessous par ses futures occupantes et puis il a eu des histoires avec des nénettes
moi il m’embête avec ses conneries mais je fais assaut d’humour comme d’habitude
maya arrive vers midi je me lève avec effort j’ai des difficultés à retrouver mon rythme respiratoire
piscine eau trop froide ou moi trop fatiguée je perds complètement mon souffle
je m’endors après le repas tout l’après-midi jusqu’à huit heures
dîner avec ma sœur au théâtre de la ville
puis visite chez hélène qui nous coupe les cheveux il y a deux cinglés chez elle en plus de yannis
Lundi 27 janvier 1969
15 h vincennes marxisme et théorie de marx 17 h vincennes sociologie des classes sociales
il paraît qu’on risque des sanctions pour avoir occupé vincennes
je rencontre jacques de la sono sorbonne et philippe de l’occupation qui me dit voilà ce que c’est de devenir gauchiste ah bon
Mardi 28 janvier 1969
10 h 30 vincennes national-socialisme amphi 3 étrangeté de me retrouver dehors avant dix heures
cours avec rouvier jeune sportif actif brillant et horriblement cabot ne cesse de nous parler de ses petits copains edgar faure et autres mais son cours est pour l’instant intéressant
rencontre michel mon petit camarade de droit ravi de me voir était déjà dans l’amphithéâtre quand nous avons été pris dans la zone d’autodéfense m’avait fait de grands signaux que je n’ai pas vus
bon on ne se quitte plus on mange on prend le café
l’après-midi je rentre à paris j’ai mal aux dents je rate toute ma fin de journée
Mercredi 29 janvier 1969
10 h 30 national-socialisme 16 h sociologie économique
il y a beaucoup de choses pour lesquelles on peut et doit lutter mais pour ça il faut être fort
cours avec rouvier il m’énerve paraît que dès qu’il lève le petit doigt le monde s’empresse de faire des articles on verra de plus son cours devient trop érudit on veut de l’action cher professeur
après le déjeuner je finis par retrouver michel on passe les tests d’anglais ensemble c’est marrant
puis il part je reste à l’a g de socio puis on reste pour éco po pour voter la motion contre la participation
arrive aurélia puis brice aussi
a g successives
je dîne avec yannis qui mourait de faim
socio économique a g de psychanalyse près de glücksman
Jeudi 30 janvier 1969
18 h histoire des idées politiques
nuit de souffrance atroce je deviens folle avec ces foutues dents
j’ai dit à pierre que je n’aurai pas le temps de le revoir avant son supposé départ à londres déjà retardé de huit jours ni pour l’interviewer sur mai mai on s’en fout maintenant et je perds mon temps
à part ça difficultés pour faire soigner mes dents
mais vincennes c’est passionnant avec michel mon petit camarade de droit on intervient tout le temps on va avoir fort à faire avec les types de l’u e v union des étudiants de vincennes
jeu de mots quitte cette u v rejoins l’u e v
cours très intéressant
Vendredi 31 janvier 1969
18 h 30 droit constitutionnel 21 h 30 soirée chez kiki féraud
si nous voulons lutter activement il va nous falloir d’abord travailler comme des dingues ça a bien commencé il nous faut être les plus forts
je rencontre toujours michel à la bibliothèque nous nous retrouvons entre deux livres il est sympa nous travaillons ensemble assez longtemps
soir je vais chez kiki à un dîner avec gilbert le frère de pierre j’avoue que ça ne m’amusait pas mais ça ne se passe pas trop mal gilbert a l’air de plaire à yves le fiancé de kiki
je me sens un peu bizarre au début sortant de vincennes comme ça me retrouver là c’est étrange j’ai les yeux qui s’enfoncent
comme dit tout de suite yves avec des yeux pareils ou on fait beaucoup l’amour ou on fait la révolution